Il y a des livres vite écrits, et d’autres qui nécessitent un peu plus de temps : celui que nous avons publié, avec Sylvie Octobre, Christine Détrez et Nathalie Berthomier[1], fait incontestablement partie de la seconde catégorie… Il aura fallu une dizaine d’années ou presque, pour concevoir et réaliser l’enquête, et en analyser les résultats !
C’est, aussi, qu’il ne s’agit pas d’une enquête comme les autres : réalisée par le DEPS (Département des études de la prospective et des statistiques) du ministère de la Culture et de la Communication, elle a consisté à suivre pendant six ans, entre 11 ans et 17 ans, un panel de près de 4000 adolescents fourni par le ministère de l’Education nationale. Dans le cadre de cette grande enquête longitudinale sur leurs pratiques culturelles et de loisirs, ils ont donc été interrogés tous les deux ans par questionnaire, soit quatre fois au total, tandis que leurs parents étaient également interrogés, au début de l’enquête, à l’aide d’un questionnaire similaire[2]. C’est sur les données de cette enquête de longue haleine qu’a ensuite reposé l’analyse, menée à huit mains dans le cadre d’un partenariat entre le DEPS et le GRS (Groupe de recherche sur la socialisation).
L’enquête n’est pas inédite seulement par son ampleur et sa méthode, elle l’est aussi et surtout par son objet, ou plutôt la population à laquelle elle s’intéresse : jusque là, la plupart des grandes enquêtes sur les pratiques culturelles se sont majoritairement attachées aux pratiques des adultes[3] comme si les enfants et les adolescents étaient, implicitement, seulement considérés comme des héritiers, des reproducteurs des comportements parentaux, ou comme si au contraire, leurs loisirs, de l’enfance à la grande adolescence, n’étaient régis que par une soumission – aveugle – aux médias et à la publicité (sur ce point, voir les billets précédents consacrés à David Buckingham et Patricia Greenfield). Les approches ont ainsi longtemps balancé entre vision d’une enfance reproductrice ou protection d’une enfance en danger, et le débat se polarise encore souvent entre visions enchantées et paniques morales.
La meilleure façon de se tenir à égale distance de ces deux écueils, c’était d’examiner les faits. L’enquête permet ainsi, en premier lieu, de proposer un panorama inédit, à la fois extensif et détaillé, des loisirs des adolescents du troisième millénaire et de leurs transformations avec l’avancée en âge. Mais elle ne saurait se réduire à cela : au-delà de la présentation descriptive des résultats de l’enquête, l’analyse s’organise en quatre grandes thématiques, auxquelles correspondent les quatre chapitres de l’ouvrage[4]…
« Dis-moi quels sont tes loisirs, et je te dirai qui tu es » : dans ce premier chapitre, nous nous sommes intéressé-e-s au sens et à la place des loisirs culturels dans la construction de soi au fil de l’avancée en âge, afin de décrire les « agendas culturels » des adolescents. L’avancée en âge se caractérise par une réorganisation des agendas culturels qui prend une double forme : elle touche les répertoires de loisirs, mais également les rythmes et les temporalités des pratiques.
Tout d’abord, du côté des répertoires de loisirs, on assiste avec l’avancée en âge à d’importantes transformations : à 17 ans, lors de la dernière vague de l’enquête, les adolescents sont moins nombreux à regarder la télévision tous les jours (66%) qu’au début de l’enquête, leur vie culturelle s’est musicalisée (68,5% écoutent de la musique tous les jours) tandis que la lecture quotidienne de livres (9%) est devenue très minoritaire. C’est, sans aucune contestation possible, l’ordinateur qui est devenu leur première activité quotidienne : 69% des adolescents l’utilisent tous les jours, aussi bien pour des consommations culturelles (musique, films, séries…) que des usages communicationnels (blog, chat…) ou des pratiques créatives, ainsi que pour des activités liées au travail. Ayant gagné en autonomie, à la fois dans leurs possibilités de déplacement et dans la définition de leurs préférences, ces grands enfants devenus de grands adolescents sortent également plus : lors de la dernière vague de l’enquête, 90% sont allés au cinéma depuis le début de l’année scolaire (ce qui en fait leur sortie la plus fréquente) ; et si plus d’un tiers d’entre eux sont allés à un concert, ils se détournent en revanche des musées et des monuments (44%) et surtout des bibliothèques (21%), dont la fréquentation était liée à la famille ou à l’école. Et il faut ajouter que ces transformations des répertoires s’accompagnent d’une transformation, d’une dispersion et d’une diversification des goûts et des préférences (en particulier en matière de musique et de livres).
Consommations culturelles quotidiennes et avancée en âge
Ensuite, du côté des rythmes et des temporalités, cette réorganisation prend appui sur les mutations des cadres temporels des enfants, passant d’emplois du temps stables à l’école primaire à une flexibilité plus grande au collège et au lycée, et sur l’augmentation tendancielle à la fois du temps passé sans la présence d’un adulte, mais aussi des pressions, notamment scolaires, qui s’exercent sur eux. L’analyse des agendas de loisirs montre alors comment, entre famille, parents et école, ils apprennent à ne plus être – uniquement – des enfants, au double sens du terme : des « petits », et les fils ou des filles de leurs parents. Etre de « son âge » est ainsi tout un travail, fruit d’un délicat processus, où il s’agit de se démarquer à la fois des adultes et des plus petits, voire de soi plus petit. Dans ce jeu à géométrie variable, la socialisation amicale joue un rôle, à la fois d’horizon de référence, mais également d’instance de rappel à l’ordre culturel.
Il en ressort surtout qu’on aurait tort de penser la culture jeune en termes monolithiques. La description des intérêts communs, où musique et internet apparaissent comme dominants, ne doit pas occulter la multiplicité des appropriations individuelles, repérables aux nombres de livres, de chanteurs, de jeux, de sites cités dès que les adolescents sont interrogés sur leurs usages ou leurs préférences. De plus en plus variées avec l’avancée en âge, les ramifications de ces parcours personnels sur le territoire des loisirs témoignent de la conciliation entre appartenance à une groupe et personnalisation des goûts.
« Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu fais » : le deuxième chapitre, tout en reprenant la trame du premier, s’attache à détailler les analyses précédentes en examinant la part du genre et de l’origine sociale dans les choix des adolescents en matière de pratiques culturelles et de loisirs. Si l’enfance et l’adolescence sont des périodes qui peuvent paraître caractérisées par une certaine plasticité des dispositions, mais également par un desserrement des contraintes parentales, elles ne sont pas pour autant un marché franc, où les distinctions sociales seraient suspendues. Nous avons pu au contraire montrer que dans de nombreux registres, tandis que l’origine sociale semble provisoirement relâcher en partie ses effets (à l’exception classique de la télévision, beaucoup plus regardée par les enfants d’ouvriers que par les autres, et de la lecture de livres, prisée au contraire par les enfants de cadres), en revanche, la polarisation sexuée des activités des adolescent-e-s est – au moins pendant le temps de l’adolescence – beaucoup plus fortement prégnante.
Filles et garçons occupent en effet des espaces culturels distincts et développent des agendas culturels variables : pour le dire vite, d’un côté Barbie et goût de la conversation, de l’autre football et jeux vidéo… Le genre fait au total beaucoup plus souvent la différence que l’origine sociale, même si dans certains cas c’est une combinaison des deux qu’il faut retenir : ainsi, en matière d’activités artistiques, les filles d’ouvriers et les garçons de cadres ont des niveaux de pratique quotidienne semblable (de l’ordre de 7% à 11 ans et de 12% à 17 ans).
Dans ce deuxième chapitre, pour essayer de présenter de la façon la plus synthétique possible ces modalités parfois complexes de combinaison des effets de l’origine sociale et du genre, nous avons recouru à des analyses des correspondances multiples. Les représentations graphiques qui en résultent permettent en effet de dresser la carte des systèmes complexes d’attraction et de répulsion entre caractéristiques sociales des adolescents, répertoires de pratiques culturelles et de loisirs, et expression des préférences, comme sur le schéma ci-dessous, établi à partir des résultats de la quatrième vague, lorsque les adolescents avaient 17 ans.
Espace des goûts musicaux et littéraires à 17 ans
(cliquez sur l’image pour agrandir)
Ce n’est qu’à la fin de l’adolescence que le décalage des calendriers entre filles et garçons (façon polie que nous avons trouvé de parler du « retard » culturel des garçons) laisse peu à peu la place à des différenciations en termes de distinction sociale : en fin de lycée, le genre demeure distinctif des pratiques dans les milieux ouvriers, tandis que les enfants de cadres se rejoignent, les filles de cadres se caractérisant par la « culturalisation » de leurs loisirs. Dans le jeu de transfert ou de traduction des capitaux, ce sont ainsi elles qui semblent les mieux dotées, cumulant activités de leur âge et activités rentables sur le plan de la légitimité scolaire.
« Dis-moi ce que tu fais, je te dirai à qui tu ressembles » : Les influences pesant sur les enfants sont nombreuses : parents, fratrie, école, institutions culturelles, copains… Face à elles, les enfants n’héritent pas passivement et mécaniquement de leurs préférences en matière culturelle ; ils font des choix, métissent, recombinent ou mettent à distance… Ce sont ces processus complexes de transmission des goûts – caractérisés autant par la pluralité des instances de transmission que par celle des modes de transmission – que nous avons choisi de détailler dans le chapitre 3.
Le rôle de la famille apparaît central dans la transmission d’un goût ou d’un dégoût culturel, quand bien même des déplacements de contenus, liés aux générations et aux effets de mode existent : ainsi les parents qui aiment écouter de la musique ont des enfants qui ont, plus que les autres, tendance à en écouter beaucoup, quand bien même les premiers écoutent les Beatles et les seconds Tokio Hotel. De même, les parents qui ont des pratiques artistiques amateurs ont plus que les autres des enfants qui en ont également, même s’il ne s’agit pas des mêmes activités. Mais derrière cette centralité du rôle de la famille, se dissimulent en réalité d’une part d’importantes variations selon les milieux sociaux, le sexe de l’enfant, mais également celui du parent impliqué dans la transmission, quand celle-ci est explicite ; et d’autre part, s’y dissimulent aussi des variations également très importantes des modes de transmission, entre travail parental explicite, accompagnement, imitation, imprégnation…
Pratiques d’accompagnement en matière de consommations et de sorties
Au total, l’analyse des variations de l’intensité et des modalités de la transmission permet de distinguer cinq « climats familiaux » :
– « L’héritage incertain » : ce climat est celui de parents appartenant aux classes moyennes, plutôt bien équipés, caractérisés par de fortes consommations culturelles, et par une conception de la transmission culturelle comme projet éducatif, qui peut parfois déboucher sur des négociations et des conflits avec les enfants.
– La « filiation » : elle est la marque de familles des classes urbaines favorisées, caractérisées par l’individualisation des équipements, par des consommations culturelles elles aussi élevées, en particulier en matière de lecture de livres, d’activités artistiques, de sorties culturelles… La transmission y est un projet explicite, mais elle repose plutôt sur un modèle relationnel de partage des activités.
– « L’espace marginal » est celui dans lequel sont tenus les loisirs dans cette troisième catégorie de familles, plutôt populaires et peu diplômées : le répertoire culturel y est restreint, et principalement centré autour de la télévision.
– La « conquête à transmettre », c’est la conception de la culture développée dans ces familles en ascension scolaire, bénéficiaires de la « méritocratie culturelle » : la culture n’a pas été pour eux un héritage, mais plutôt le résultat d’une accumulation primitive qu’il s’agit, avec le soutien de l’école, de transmettre à la génération suivante. Ce climat familial est proche de ce qu’on a pu appeler ailleurs la « bonne volonté culturelle »
– Le dernier groupe, qui ne rassemble qu’un peu moins de 10% des parents, voit dans la culture un « espace problématique », dans lequel les loisirs sont plutôt conçus comme des occasions de détente, sans mobilisation des discours habituels sur l’accomplissement individuel ou la rentabilité scolaire. La télévision y joue un rôle central comme dans le climat de « l’espace marginal », la socialisation culturelle n’y occupe pas une place tellement plus grande dans les interactions éducatives, mais les pratiques et les sorties y sont un peu plus fréquentes, souvent à l’initiative de mères en ascension scolaire.
Cela étant dit, les influences des « climats familiaux » sont loin d’être exclusives d’autres influences possibles : l’école a son mot à dire également, et elle joue un rôle de démocratisation culturelle en matière de fréquentation des musées, des monuments ou des bibliothèques, en particulier auprès des enfants issus de familles peu impliquées dans la culture, même si cet effet résiste difficilement à l’avancée en âge, quand les modèles des copains prennent le pas sur ceux de l’enfance. Et de fait, l’influence des copains apparaît de plus en plus importante, dès le milieu de l’adolescence, la logique d’affiliation au groupe concurrençant de plus en plus explicitement celle de filiation à la famille.
« Dis moi ce que tu fais, je te dirai ce que tu feras » : Au-delà des trajectoires communes, chaque parcours individuel reste le fruit d’un processus de construction, fait de découvertes, de choix ainsi que de renoncements. Ce quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage s’attache à mettre en évidence le jeu croisé des déterminations (poids de la famille, effets de l’école, effets des copains) sur les « trajectoires » individuelles de loisirs des enfants de 11 à 17 ans. Ce faisant, il restitue l’épaisseur de l’humain en mettant en évidence les « exceptions » à ce qui aurait, sinon, tôt fait d’apparaître comme des « règles du social » : certaines filles qui cumulent tous les « avantages » favorisant une consommation culturelle forte n’en font rien et à l’inverse, certains garçons, cumulant au contraires les « h