La revue Sociologie, qui existe depuis un an et dont j’ai le plaisir de diriger la version électronique, a probablement inauguré, au cours de cette première année d’existence, quelque chose de totalement inédit : à ma connaissance (n’hésitez pas à me détromper dans les commentaires s’il le faut), c’est en effet la première fois que des articles parus dans une revue de sociologie française sont accompagnés des données brutes sur lesquelles s’appuient leurs démonstrations : c’est en tout cas ce que nous sommes parvenus à faire, avec la complicité de Gaële Henri-Panabière, auteure, dans le dernier numéro qui vient tout juste de paraître, d’un article consacré aux difficultés scolaires des enfants d’origine favorisée ; et c’est aussi ce qu’avaient fait, dès le premier numéro, Fabien Granjon et Julie Denouël, dans leur article intitulé « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux ». En se prêtant à cette expérience de documentation électronique de la recherche, ils ont ouvert une voie qui suscitera très vite d’autres vocations, en tout cas je le souhaite de tout cœur ! Si cela vous inspire, j’attends avec impatience vos propositions d’articles électroniquement augmentés… Tout est expliqué ici, dans notre appel permanent à contributions « Sociologie 2.0″, alors lancez-vous !…
Les plus impatients d’entre vous souhaiteront sûrement lire tout de suite l’article de Gaële Henri-Panabière, et explorer ces fameuses annexes électroniques ?
L’article est ici :
http://sociologie.revues.org/652
Et les annexes électroniques sont là :
http://sociologie.revues.org/663
Mais une fois votre légitime curiosité rassasiée, je vous invite à lire la suite de ce billet, où je voudrais pour commencer, avant d’en dire un peu plus à propos de cette expérience inédite, revenir un peu en arrière pour éclairer l’origine de ce projet un peu fou…
Naissance d’une revue
Il y a deux ans presque jour pour jour, j’ai eu le plaisir d’être invité par Serge Paugam à me joindre à l’équipe qui, à son initiative, ambitionnait de créer une nouvelle revue scientifique de sociologie. Il s’agissait bien sûr de participer aux missions habituelles d’un comité de rédaction de revue scientifique, et j’étais très heureux de participer à cela, qui était totalement inédit pour moi, et surtout de le faire dans une nouvelle revue, sur une sorte de terre vierge donc… Après tout, ce n’est pas si souvent qu’on peut assister à la naissance d’une revue généraliste en sociologie ! Et le récit que venait de faire Luc Boltanski (dans les premiers chapitres de Rendre la réalité inacceptable, paru en 2008) de l’aventure similaire à laquelle il avait participé 35 ans plus tôt, avec les Actes de la recherche en sciences sociales, me donnait très envie de voir cela de l’intérieur.
Et surtout, Serge, certainement sur la suggestion de Nicolas Duvoux, avait très vite accepté de me donner carte blanche pour imaginer les formes que pourraient prendre la revue sur Internet, et les modalités possibles d’articulation entre sa version imprimée et sa version électronique. C’était difficile de refuser une telle proposition !… J’ai donc beaucoup lu, et beaucoup parcouru Internet, en France et ailleurs, pour essayer de comprendre ce qui se faisait en la matière, ce qui ne se faisait pas ou mal, et essayer d’imaginer en fin de compte ce qui pourrait se faire. Au terme d’un long et passionnant processus de maturation, et avec le soutien indéfectible de Revues.org (et de Jean-François Rivière, notre chargé d’édition dans cette noble institution), nous avons finalement décidé de doter la revue Sociologie, qui allait bientôt naître, d’une « version électronique » qui constituerait un espace expérimental de documentation électronique de la recherche en sociologie.
Une expérience de documentation électronique de la recherche
Partant du constat que la publication électronique des revues scientifiques est désormais un fait massif en France comme ailleurs, mais que celle-ci se limite presque systématiquement à une simple « reproduction » électronique de la version imprimée, j’ai voulu aller plus loin, avec une double ambition : d’une part, il s’agissait d’ouvrir aux auteurs des articles un espace de documentation électronique de la recherche, leur permettant de mettre à la disposition des lecteurs des « annexes électroniques » de leurs articles, et où ils pourraient s’abstraire des limites matérielles qui pèsent sur les versions imprimées des revues, et qui contraignent à la fois les limites et la nature des matériaux d’enquête ainsi mis à disposition ; et il s’agissait d’autre part de donner la possibilité aux auteurs, ce faisant, d’expérimenter de nouvelles façons de raisonner, de faire preuve, et d’écrire en sociologie et en sciences sociales, en mobilisant les « armes » argumentatives nouvelles que procurent à la fois la possibilité de mettre ainsi à disposition les matériaux de la recherche, et les façons de les mettre en scène techniquement et de les articuler au texte scientifique. Pour le dire très rapidement, et sans enter ici dans le détail, cela va de l’intégration de contenus multimédia dans les articles, jusqu’à la possibilité d’explorer d’autres façons d’écrire que la linéarité argumentative qui constitue aujourd’hui le modèle pratiquement exclusif de l’article scientifique en sciences sociales. Si vous voulez en savoir plus sur ce projet, vous pouvez lire cette communication au colloque « Droit d’enquêter / Droit des enquêtés », qui avait eu lieu à Limoges en novembre 2009…
Deux ans plus tard, où en sommes-nous de ce projet ? Sur le second aspect du programme, celui de l’innovation argumentative, nous avons encore des progrès à faire ; mais sur le premier aspect, celui de la documentation électronique de la recherche, il me semble que le bilan est plutôt encourageant, et le pari en passe d’être gagné : la revue Sociologie va bientôt fêter son premier anniversaire, et a publié, au cours de cette première année d’existence, quatre numéros, soit au total 29 articles, dont 21 articles de recherche inédits dans la rubrique « Enquêtes », qui est au cœur de la vocation de la revue Sociologie à promouvoir une conception « empiriciste » de la sociologie. Et sur ces 21 articles, il y en a 11 (soit plus de la moitié) qui disposent d’annexes électroniques… Ces annexes électroniques, dont les contenus sont laissés à l’appréciation des auteurs, permettent aux lecteurs d’accéder à des éléments qui leur permettent de compléter et d’approfondir les argumentations mises en œuvre dans les articles. Ont ainsi été mis à disposition, dans ces quatre premiers numéros : des explications méthodologiques détaillées, des traitements statistiques complémentaires, des grilles d’entretiens et des fac-similés de questionnaires, des traductions en anglais d’articles en français (ou inversement), des reproductions de sources documentaires et iconographiques, des transcriptions d’entretiens…
Mettre les données d’enquête à la disposition des lecteurs : pour quoi faire ?
…Et donc des données d’enquête ! Dès l’origine, le cœur de notre envie d’expérimenter en matière de documentation électronique de la recherche était là : nous souhaitions encourager les auteurs à « publier », en même temps que leur article, l’ensemble des matériaux sur lesquels s’appuient leur argumentation, et donc bien sûr en particulier les corpus de données d’enquête qui les étayent. Pourquoi ? Parce que je pars du principe – qui motive évidemment mon engagement dans cette entreprise – que la publication des matériaux de la recherche est une bonne chose, ne serait-ce que pour une raison d’éthique professionnelle assez élémentaire, que rappelle d’ailleurs le projet de charte déontologique promu par l’Assocation française de sociologie : « les hypothèses et le mode de construction des données doivent être explicités, stipule-t-il. Les sociologues doivent être en mesure de s’expliquer sur les méthodes qu’ils ont utilisées pour parvenir à leurs résultats de recherche. » C’est à la mise en œuvre effective de cette explicitation, au-delà des pétitions de principe, que vise la mise à disposition sous forme électronique, de la documentation et des données de la recherche.
J’ajoute que cette entreprise a en outre la vertu du partage des données, et qu’elle participe donc à un mouvement de coopération et de cumulativité dans la recherche en sciences sociales. Au-delà même de l’exigence éthique de restitution des résultats de l’enquête sociologique, la charte de l’AFS indique en effet : « L’utilisation des données recueillies (questionnaires, retranscription d’entretiens, notes d’entretien, documents divers etc.) est sous le contrôle exclusif des sociologues qui doivent veiller à ce qu’il n’y ait pas de manipulation de résultat et qu’elles soient archivées pour être accessibles à d’autres collègues. Ceux-ci peuvent demander à en évaluer la pertinence, ou à les réutiliser pour une autre recherche. »
C’est exactement cela qui est donc possible avec l’article de Gaëlle Henri-Panabière dans le dernier numéro de Sociologie : après l’avoir lu (il est disponible en ligne en libre accès), vous pouvez explorer les données brutes de l’enquête quantitative sur lesquelles il repose, et vous pouvez aller plus loin encore, et refaire les tableaux statistiques, ou encore mieux, effectuer des analyses secondaires de ces données pour d’autres recherches. L’accès aux données est facilité : vous disposez d’un fac-similé du questionnaire de l’enquête, d’un dictionnaire des variables, et des données elles-mêmes sous différents formats : selon vos habitudes, vous pourrez choisir le format ASCII, le format SAS, ou le format MODALISA. Et pour celles et ceux d’entre vous qui n’auraient pas l’habitude des logiciels d’analyse des données, nous avons aussi mis à votre disposition les données au format EXCEL 2007 : vous pourrez ainsi réaliser très facilement vos propres tableaux croisés à partir de ces données, par exemple en vous inspirant du mode d’emploi très simple que j’avais mis en ligne dans QUANTI…
Dans Sociologie, c’est la deuxième fois que nous nous livrons à cette expérience : déjà dans le premier numéro, paru en avril 2010, Fabien Granjon et Julie Denouël avaient accepté de mettre à la disposition des lecteurs les données brutes de l’enquête Sociogeek, dans les annexes électroniques de leur article consacré aux formes d’exposition de soi sur les réseaux sociaux en ligne… Et gageons que ce ne sera pas la dernière fois : le prochain numéro de la revue réservera à nouveau quelques surprises innovantes, vous allez voir bientôt !
Une expérience inédite ? En France, certainement
Les Anglo-saxons en avance…
Cette pratique, qui consiste à ajouter à une publication scientifique des « annexes » disponibles seulement de façon électronique, et donnant accès aux matériaux empiriques originaux servant à l’administration de la preuve, est-elle inédite ? La réponse est en réalité double : elle est en grande partie inédite en France, mais on en trouve quelques exemple très intéressants à l’étranger. En particulier, cette pratique commence à poindre dans l’univers scientifique anglo-saxon, aussi bien d’ailleurs pour des revues que pour certains ouvrages. En sciences sociales, on peut ainsi en particulier mentionner la politique de « data availability » pratiquée par les American Economic Journals, qui ont décidé d’exiger des auteurs des articles qu’ils documentent et mettent à disposition les données utilisées, et les scripts d’analyse de ces données, afin de permettre la « réplication » des analyses : comme le stipule leur charte, « les auteurs des articles acceptés qui contiennent des analyses empiriques, des simulations ou des expérimentations, doivent fournir à l’American Economic Journal, avant la publication, les données, les programmes et les autres éléments permettant la réplication. Ces matériaux seront mise en ligne sur le site internet de l’AEJ. »
Dans le même registre, il faut également signaler l’initiative intitulée « Article of the Future », prise par Elsevier, un des grands acteurs mondiaux de l’information scientifique : en collaboration avec Cell Press, l’éditeur lance en effet un programme de recherche et de développement destiné à élaborer un prototype fonctionnel de ce à quoi pourrait ressembler dans un futur proche un article scientifique de revue expressément pensé pour le numérique. Le projet repose sur l’intégration multimédia, sur l’accessibilité des données et des procédures expérimentales, et sur une présentation hiérarchique du texte et des données qui refonde la structure organisationnelle de l’article, en rompant avec la linéarité traditionnelle, afin que les lecteurs puissent naviguer entre les couches de contenu selon leur niveau d’expertise et d’intérêt. « L’article » ainsi conçu est de plus complété par différents « outils » d’exploration et de navigation : un résumé graphique qui permet d’acquérir rapidement une compréhension du message du document ; des procédures de mise en évidence des principaux résultats de l’article.
…Les sciences sociales francophones en « retard », sauf pour les livres
Mais dans les sciences sociales francophones, le mouvement est encore presque imperceptible, et n’a concerné jusqu’ici que quelques ouvrages, qui se sont dotés de « sites compagnons », comme ceux de Thomas Piketty : c’était déjà le cas des Hauts revenus au XXe siècle (2001), dont les annexes sont disponibles en ligne sur sa page personnelle, de même que les séries de données originales, des séries actualisées couvrant la période postérieure à la publication du livre, et même désormais l’ouvrage lui-même en PDF ; c’est à nouveau le cas avec le très récent Pour une révolution fiscale (Landais, Piketty et Saez, 2011), dont le site internet, qui connaît justement un grand succès, permet entre autres choses d’accéder aux données brutes (aux formats Excel et Stata), et mêmes aux scripts ayant produit les analyses sur lesquelles repose l’ouvrage ; on peut aussi mentionner, dans un registre un peu similaire, l’ouvrage publié il y a un peu plus d’un an par Louis Maurin, et intitulé Déchiffrer la société (2009), à l’appui duquel le site http://www.dechiffrerlasociete.fr propose, sous la forme de fichiers Excel librement téléchargeables, l’ensemble des séries statistiques servant à étayer l’argumentation. Et bien sûr, il y a le Réseau Quételet, vitrine d’une politique française assez ambitieuse en matière d’archivage et de diffusion des données brutes des grandes enquêtes de la statistique publique…
…Mais à ma connaissance, je le redis pour vous provoquer un peu et susciter d’éventuelles démentis, il n’existe pour l’instant dans les sciences sociales françaises aucune revue scientifique proposant ce type de documentation électronique[1]. On peut donc considérer que l’expérience que nous proposons est inédite. Espérons qu’elle ne le reste pas longtemps, mais maintenant ça dépend aussi de vous et de vos propositions d’articles pour Sociologie 2.0 !
Liens utiles
Sociologie : le site et la version électronique sur Revues.org
http://sociologie.revues.org
Sociologie 2.0 : l’appel permanent à contributions
http://sociologie.revues.org/155
Revues.org
http://www.revues.org
« Élèves en difficultés de parents fortement diplômés. Une mise à l’épreuve empirique de la notion de transmission culturelle » (Gaële Henri-Panabière, Sociologie, vol. 1, n° 4, 2011)
http://sociologie.revues.org/652
Gaëlle Henri-Panabière (page personnelle)
http://www.cerlis.fr/pagesperso/permanents/HenriPanabiereGaele.htm
« Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux » (Fabien Granjon et Julie Denouël, Sociologie, vol. 1, n° 1, 2010)
http://sociologie.revues.org/68
Projet de charte déontologique de l’Association française de sociologie
http://www.afs-socio.fr/formCharte.html
On peut faire des tableaux croisés avec Excel ! (QUANTI)
http://quanti.hypotheses.org/33/
American Economic Journals Data Availability Policy
http://www.aeaweb.org/aej/data.php
Article of the Future
http://beta.cell.com
Revolution-fiscale.fr
http://www.revolution-fiscale.fr
Page personnelle de Thomas Piketty
http://piketty.pse.ens.fr
Déchiffrer la société
http://www.dechiffrerlasociete.fr/
Réseau Quételet
http://www.reseau-quetelet.cnrs.fr
Références bibliographiques
Boltanski Luc (2008), Rendre la réalité inacceptable. À propos de » La Production de l’idéologie dominante », Démopolis/ Raisons d’agir, 187 p.
Landais Camille, Piketty Thomas et Saez Emmanuel (2011), Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXIe siècle, Paris, Seuil, coll. « La République des idées ». En ligne: http://www.revolution-fiscale.fr
Maurin Louis (2009), Déchiffrer la société, Paris, La Découverte. En ligne : http://www.dechiffrerlasociete.fr/
Piketty Thomas (2001), Les hauts revenus en France au XXe siècle : inégalités et redistribution, 1901-1998, Paris, Grasset, 807 p. En ligne: http://piketty.pse.ens.fr/_mpublic/ipublic.php
[1] La revue électronique Ethnographiques.org, si elle ne correspond pas à ce modèle, ambitionne néanmoins d’offrir un « lieu d’expérimentation de nouvelles formes de discours scientifiques », en encourageant fortement les auteurs à enrichir leurs articles « à l’aide de photographies, de vidéos, de documents sonores, ou de faire figurer en annexe de la documentation écrite ». Pour plus de détails : http://www.ethnographiques.org/Note-aux-auteurs.html.
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