Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire le billet publié dans Le Monde, à la une du cahier « Science & Techno » du mardi 25 juin 2013, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ? Alors bienvenue… Et au revoir ! Eh oui, après deux ans de cette passionnante expérience, il me semble qu’il faut varier les plaisirs des lecteurs, permettre aussi d’éclairer d’autres contrées du vaste monde des sciences sociales que celles que je connais et ai arpentées pour vous tout ce temps. J’ai donc choisi de passer la main… ou plus précisément, je l’ai rendue au camarade à qui Le Monde avait d’abord fait cette proposition, et qui la déclinant alors, leur avait soufflé mon nom. Si vous n’avez pas cliqué sur le lien qui précède, vous découvrirez son nom à la une du cahier vers la fin du mois d’août ! Quant à moi, bien sûr, vous pourrez continuer de me retrouver ici même, sur mon blog, à partir de la rentrée…
En attendant, comme cela a été la tradition à la parution de chaque billet, j’en publie ici, pour la dernière fois donc, une version plus longue, dans laquelle je peux en particulier indiquer beaucoup plus précisément les recherches de mes collègues sur lesquelles je me suis appuyé, et proposer également un certain nombre de compléments, et de pistes supplémentaires de réflexion…
Pour ce dernier billet, je boucle la boucle : je vais encore vous embêter avec les classes sociales, comme dans le premier article paru en novembre 2011. La revue Sociology vient de publier les résultats d’une gigantesque enquête dirigée par Fiona Devine de l’université de Manchester, et Mike Savage de la London School of Economics (Savage, et al., 2013). Les anglais ont interrogé plus de 150.000 de leurs concitoyens dans le cadre du Great British Class Survey (GBCS), en partenariat avec la BBC. Cette enquête réalisée à l’aide d’un questionnaire diffusé massivement en ligne visait à interroger les Britanniques non seulement sur leur capital économique (revenus, épargne, patrimoine immobilier), fondement classique inégalités sociales objectives, mais également sur leur capital culturel (défini par l’amplitude de la participation aux activités culturelles, mais aussi par les goûts musicaux, alimentaires…) et leur capital social, autrement dit l’importance de leur réseau de relations : l’enquête, autrement dit, emprunte très explicitement son schéma théorique des principes du classement social à La Distinction de Pierre Bourdieu (1979).
Résultat ? Exit le triptyque traditionnel, qui distinguait classe supérieure, classe moyenne et classe ouvrière, auquel tous les Anglais avaient depuis longtemps l’habitude de s’identifier. Désormais, c’est officiel ou presque, la Grande-Bretagne compte sept classes sociales : aux trois classes traditionnelles (l’élite, la classe moyenne établie, la classe ouvrière traditionnelle), qui regrouperaient aujourd’hui moins de la moitié de la population, viendraient donc s’ajouter quatre nouvelles classes : la classe moyenne technique (6%), dominée par les informaticiens et les techniciens médicaux, est plutôt aisée, mais avec des niveaux de capital culturel et social faibles ; les nouveaux ouvriers aisés (15%), où sont surreprésentés les électriciens, les facteurs ou les plombiers, plutôt jeunes, culturellement et socialement actifs, mais avec des revenus moyens ; les employés des services émergents (19%), comme par exemple les call centers, plutôt urbains, culturellement actifs mais relativement pauvres ; et enfin le précariat (15%), qui combine les niveaux les plus faibles dans les trois sortes de capitaux.
L’enquête britannique a le mérite d’essayer de restituer de façon multidimensionnelle les façons dont les transformations économiques et sociales des dernières décennies (urbanisation, montée des services, précarisation des conditions d’emploi) ont transformé les structures sociales. Mais elle a également ses limites. D’abord, son échantillon est plus représentatif des auditeurs de la BBC (plus diplômés que la moyenne) que de la population britannique, ce qui a obligé à recourir à des techniques de pondération des résultats très discutables : une enquête supplémentaire a dû être réalisée sur le même principe, mais cette fois avec un échantillon de 1026 représentatif de la population britannique. Chacune des 161.400 personnes interrogées en ligne a ensuite été ajoutée à cet échantillon représentatif avec une pondération individuelle de… 1/161400. Le résultat de cette manœuvre, c’est que dans l’échantillon utilisé pour l’analyse en classes latente qui a abouti à la classification en sept classes sociales, les répondants en ligne, dont le nombre massif est publiquement brandi pour asseoir la crédibilité de l’étude, pèsent 160.000 fois moins que les répondants du discret sondage réalisé en parallèle !
Surtout, la méthode employée se désintéresse presque totalement des niveau d’études, des professions exercées et des dépenses de consommation des enquêtés, toutes choses qu’au moins nous, Français, continuons en tout cas de considérer comme socialement très classantes, comme l’a montré une expérience très récente elle aussi, menée par des sociologues français (Brousse, Deauvieau & Penissat, 2013). Le principe de cette expérience est emprunté à une étude fameuse, réalisée il y a exactement trente ans par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1983) : les enquêtés devaient « classer » comme ils l’entendaient les 33 cartes d’un jeu représentant autant d’individus distincts, dont les cartes décrivaient les caractéristiques sociales et professionnelles. Si une majorité des personnes interrogées a effectivement rangé les cartes en sept paquets différents, les façons dont elles ont procédé pour rapprocher ou au contraire séparer les cartes les unes des autres a démontré la place toujours centrale des caractéristiques professionnelles dans les façons de classer socialement les individus. On pourrait objecter que le protocole retenu se concentrait justement sur cette dimension, et qu’il ne permet donc pas véritablement de hiérarchiser les modes ordinaires de perception du monde social et leurs critères. Mais la familiarité des enquêtés avec les modes de classement professionnel montre malgré tout à quel point les Français (au moins), quand il s’agit de se repérer dans l’espace social, ont profondément incorporé « la référence à l’univers professionnel, en lien avec le contenu du travail et les gestes professionnels et/ou en lien avec la hiérarchisation des emplois ». Du reste, si ce schéma reste aussi fort, c’est que son incorporation est précoce, comme l’ont montré, dans un article là encore tout récent, de Wilfried Lignier et Julie Pagis (2012) : avec une méthode assez proche (des « étiquettes-métiers » à hiérarchiser), ils ont étudié les façons dont « les enfants parlent l’ordre social », et montré comment ils s’approprient très tôt (les plus jeunes de leurs enquêtés étaient en CP) les rapports sociaux et les logiques de classement qui structurent le monde social.
Quoi qu’il en soit, tout le monde peut désormais ; jeune ou plus âgé, Français ou Anglais, « jouer » à se situer dans l’une ou l’autre des sept classes sociales britanniques, en utilisant le « Class Calculator » que la BBC a mis en ligne : après avoir coché quelques cases pour indiquer mes revenus, mon épargne, l’étendue de mon réseau social et de mes activités culturelles, j’ai ainsi appris que si j’étais Anglais, avec mon niveau élevé de capital social et de capital culturel, mais des revenus et un patrimoine moyens, j’appartiendrais, qui l’eût cru… à la « classe moyenne établie ». Et vous ?
Références
Boltanski Luc et Thévenot Laurent (1983), « Finding one’s Way in Social Space: a study based on games », Social Science Information, vol. 22, n°4‐5, pp. 631‐679. Voir en ligne: http://www.jourdan.ens.fr/~mariot/hopfichiers/PDF/Boltanski%20in%20%20SSI%20%201983.pdf
Bourdieu Pierre (1979), La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Ed. de Minuit, coll. « Le sens commun »
Brousse Cécile, Deauvieau Jérôme et Penissat Etienne (2013), « Analyser les logiques ordinaires de catégorisation socioprofessionnelle: les apports d’une enquête basée sur un jeu de cartes. », Quantifier l’Europe, Nantes, Journée d’études ANR EURéQUAhttp://www.uvsq.fr/medias/fichier/communication-jeu-de-cartes-france-1-_1371740843166-pdf
Lignier Wilfried et Pagis Julie (2012), « Quand les enfants parlent l’ordre social. Enquête sur les classements et jugements enfantins », Politix, n° 99, pp. 23-49. Voir en ligne: http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=POX_099_0023
Savage Mike, Devine Fiona, Cunningham Niall, Taylor Mark, Li Yaojun, Hjellbrekke Josh S., Le Roux Brigitte, Friedman Sam et Miles Andrew (2013), « A New Model of Social Class? Findings from the BBC’s Great British Class Survey Experiment », Sociology, 47 (2), pp. 219-250. Voir en ligne: http://soc.sagepub.com/content/early/2013/03/12/0038038513481128.abstract
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