C’est Baptiste Coulmont qui a attiré mon attention sur cette note étonnante qui figure dans le dernier numéro de la revue Politix :
Information à nos lecteurs
Politix a publié en varia dans son numéro 97 (2012/1) un article de Aziz Jellab et Armelle Giglio-Jaquemot intitulé « Des profanes en justice. Les jurés d’assise, entre légitimité et contestation du pouvoir des juges ». Nous avons eu le désagrément de constater la parution simultanée, dans la revue L’Année sociologique, d’un article des mêmes auteurs intitulé « Les jurés populaires et les épreuves de la cour d’assise: entre légitimité d’un regard profane et interpellation du pouvoir des juges» (L’Année sociologique, 2012/1).
La lecture de ces deux articles révèle en effet d’importantes similitudes dans la problématique, le raisonnement, les matériaux traités et les formulations. Et pour cause: nous avons pu constater que les auteurs ont soumis le même texte en parallèle aux deux revues. Les différences qui apparaissent à la publication tiennent ainsi pour l’essentiel aux modifications demandées et aux inflexions suscitées de part et d’autre par les lecteurs des deux revues.
Nous voudrions à cette occasion rappeler que la double soumission est contraire aux règles professionnelles explicites des revues scientifiques, et plus encore l’absence de mention de la part des auteurs de la double acceptation d’un article, et son non-retrait de l’une des deux revues.
Le comité éditorial
Bien sûr, je souscris à cette règle rappelée par mes camarades de Politix, qui interdit de soumettre un même article à plusieurs revues simultanément. Mais participant activement aux travaux du comité de rédaction d’une autre revue de sciences sociales (la revue Sociologie, dirigée par Serge Paugam), je sais aussi que cette interdiction faite aux auteurs engage les comités de rédaction des revues à rendre leurs verdicts dans des délais raisonnables. Si l’évaluation d’un article « l’immobilise » pendant plus d’un an, et parfois pour finalement le rejeter, cela peut expliquer la tentation de la soumission simultanée à plusieurs revues… A Sociologie, nous essayons de tenir des délais raisonnables (ne pas dépasser quatre mois pour rendre un verdict), mais nous n’y parvenons pas toujours !
Cela étant dit, le « raté » exceptionnel révélé par la note agacée de Politix est intéressant à au moins un autre titre que celui de révélateur des tensions entre auteurs et revues. La note indique en effet que les différences observables entre les deux articles sont dues « pour l’essentiel aux modifications demandées et aux inflexions suscitées de part et d’autre par les lecteurs des deux revues. » L’explication attise la curiosité : et si on comparait précisément ces deux versions, pour voir comment chacune de ces deux revues – Politix d’un côté, et donc L’Année sociologique de l’autre – imprime sa marque spécifique sur un texte scientifique à l’origine identique ?
Techniquement, la recherche des différences ne pose aucune difficulté particulière : il suffit de télécharger les deux versions, puis d’utiliser un outil de comparaison… Les deux textes sont disponibles sur CAIRN (en accès restreint), aux adresses suivantes :
http://www.cairn.info/revue-politix-2012-1-page-149.htm
http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2012-1-page-143.htm
Ensuite, pour comparer ces deux versions, on peut trouver quelques outils en ligne, en général destinés à la lutte contre le plagiat, comme par exemple celui proposé sur Wikilu. Mais il y a plus simple : il suffit d’utiliser l’outil proposé pour cela à l’intérieur même de Word, et accessible en cliquant sur le bouton « Comparer » du menu « Révision ». On peut alors indiquer les emplacements des deux fichiers à comparer, et le résultat pointe toutes les différences, ici en barrant les passages qui figuraient dans la version de L’Année sociologique et en colorant en rouge ceux qui ont été ajoutés dans la version de Politix.
La première leçon, c’est que la ressemblance est réelle, mais qu’elle est loin d’être totale : les passages retirés ou ajoutés (selon que l’on se place du point de vue de L’Année sociologique ou de Politix) sont en réalité nombreux, et peuvent autoriser à considérer que les deux textes sont cousins germains, plutôt que frères jumeaux. En effet, les passages identiques dans les deux versions ont une longueur accumulée de 14.558 caractères. Et donc, la version de Politix, qui compte au total 68.512 caractères, ne comporte donc que 20% de passages qui figuraient déjà dans la version de L’Année sociologique, soit seulement 5 pages sur 25 environ. Le grand Raymond Boudon dit souvent, m’a-t-on rapporté, que chacun de ses articles ne comporte que 10% de choses nouvelles, et 90% d’éléments repris et rabâchés de ses précédents travaux. C’est peut-être pour cela que L’Année sociologique n’a pas publié une telle note d’information et semble faire preuve de plus d’indulgence ? En tout cas ici, la proportion est presque contraire à celle édictée par Boudon, l’auto-plagiat reste donc très limité.
Je vous laisse lire les deux versions, et vous faire une idée des « grandes » différences entre les deux versions. Pour s’en faire une première idée, on peut quand même utiliser un autre outil, Textalyser (gratuit et en ligne), pour une rapide analyse lexicométrique. Il en ressort que chaque version a son vocabulaire privilégié :
- Les 15 mots beaucoup plus fréquents dans la version de L’Année sociologique que dans celle de Politix (dans l’ordre décroissant des écarts de fréquence) : légitimité ; juges ; l’égard ; socialisation ; droit ; juré ; sociale ; épreuves ; victimes ; manière ; individus ; interactions ; l’expérience ; justice ; juge.
- Les 15 mots beaucoup plus fréquents dans la version de Politix que dans celle de L’Année sociologique (toujours dans l’ordre décroissant des écarts de fréquence) : cour ; d’assises ; délibéré ; magistrats ; moment ; présidente ; jurés ; sentiment ; débats ; juger ; ans ; assesseurs ; présidents ; n’est ; judiciaire.
Voilà pour les « grandes » différences… De mon côté, je vais m’attarder ici plutôt un instant sur les « petites » différences, celles que le comparateur de textes révèle à l’intérieur même des paragraphes, voire même des phrases… Certaines d’entre elles sont tout à fait anecdotiques, et ne s’expliquent probablement que par le goût d’un correcteur pour un mot plutôt que pour un autre :
Cette interrogation accompagnejalonne largement la relation dominée aux magistrats professionnels, dont la forte légitimité peut aussi renforcer le sentiment d’être « manipulé » que certains jurés disent avoir éprouvé.
Plus curieux, on semble avoir du côté de Politix des exigences un peu plus élevées en matière de précision des chiffres :
comme dans les affaires de viol et de mœurs qui constituent l’essentiel des crimes jugés). De fait, il s’agit moins d’aboutir à la « manifestation de la vérité » (art. 81 du Code de procédure pénale) que de se forger une opinion appelée « intime conviction ».près de 60 % des crimes jugés).
Il y a aussi les différences bizarres : au détour d’un extrait d’entretien, un accusé qui est « d’origine turque » dans L’Année sociologique devient « d’origine syrienne » dans Politix ! Plus loin, Baptiste Coulmont, très attentif aux choix des prénoms utilisés pour anonymer les enquêtés, constaterait avec étonnement qu’un « Fabien » est devenu un « Bertrand » en passant d’une revue à l’autre…
La différence suivante est plus amusante, puisqu’il y a des collègues que l’on peut visiblement citer dans une revue, mais pas dans l’autre… Ainsi de Daniel Gaxie, qui semble plus en odeur de sainteté du côté de Politix que de L’Année sociologique :
Le modèle analytique opposant experts (ou professionnels) et profanes a montré son intérêt dans des recherches traitant des rapports entre militants ou sympathisants et hommes (ou femmes) politiques. Loïc Blondiaux (2008) souligneDaniel Gaxie souligne ainsi comment cette distinction entre experts ou professionnels et profanes procède de la division sociale du travail et qu’elle doit être pensée au regard de la multiplication actuelle des dispositifs de participation . Dans une perspective assez proche, Loïc Blondiaux défend l’idée que le profane n’a de sens qu’à l’aune du rôle qu’il exerce dans une relation sociale d’autorité.
Dans le même registre, on note aussi l’apparition d’une citation d’Yves Sintomer dans Politix, alors qu’elle était absente de L’Année sociologique. Au-delà des questions de personnes, il y a des concepts qu’on n’utilise pas dans L’Année sociologique, mais qu’on peut visiblement mobiliser dans Politix, comme celui de « violence symbolique » :
Aussi, et dès lors que le juré s’installe auprès des autres jurés et des magistrats, il réalise que sa « désignation » ou « confirmationson « élection » est l’aboutissement d’un processus qui n’est pas déterminé par le seul tirage au sort. Le juré qui arrive à siéger comme juré titulaire – ou éventuellement comme juré supplémentaire, mais cette position est décevante car il assiste à La récusation incarne une violence symbolique qui rappelle aux jurés leur statut dominé, tout le procès mais ne peut délibérer qu’en cas de défaillance d’un juré titulaire, ce qui arrive rarement – a ainsi traversé plusieurs étapes et se considère souvent comme un « miraculé ».
Dans l’autre sens, des conduites qu’on qualifiera de « criminelles » dans L’Année sociologique ne sont plus que des conduites « extrêmes » dans Politix…
Au total, le passage en revue des petites différences, des modifications qui se nichent au cœur des paragraphes et des phrases mêmes, ne révèle rien de scandaleux : ce n’est pas comme si, à cette échelle-là de lecture du moins, les auteurs avaient complètement tordu leur propos pour l’adapter aux attentes théoriques éventuellement divergentes des deux revues. De ce point de vue, l’apparition ou la disparition de quelques noms propres ne constitue qu’un péché véniel.
Le problème n’est donc pas dans les petites différences ; il n’est pas non plus dans les ressemblances, contrairement à ce que veut faire croire la note de Politix, puisqu’il n’y a en fait que 20% de passages communs… Et si en réalité le problème était dans les « grandes différences » : soit nous avons affaire à deux façons différentes de répondre à une même question, ce qui peut s’expliquer par une adaptation très forte aux horizons d’attente fortement différenciés des deux revues, mais alors c’est très embêtant du point de vue de la science ; soit nous avons affaire en réalité non pas à deux versions différentes d’un même article, mais bien à deux articles différents, traitant différemment de deux questions différentes. Par exemple, d’un côté avec une perspective sociologique plus prononcée, mettant l’accent sur la façon dont les institutions modèlent les interactions entre juges et jurés, et de l’autre avec une perspective plus institutionnaliste, mettant au contraire l’accent sur la façon dont ces interactions modèlent les institutions… et dans ce cas la rédaction de Politix a eu une réaction en partie infondée. C’est du moins ce qu’on peut conclure en comparant les deux versions publiées. Quant à savoir jusqu’à quel point les différences observées relèvent des « inflexions » suscitées par les comités éditoriaux respectifs, il faudrait pour le dire pouvoir comparer les versions initialement soumises… Peut-être les auteurs de l’article pourront-ils nous éclairer ? J’ai ma petite idée sur la question, plutôt indulgente pour les auteurs, mais vous, qu’en pensez-vous ?
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