Il y a quelques jours, j’ai été sollicité par l’équipe « Economie et Statistiques » d’un grand cabinet d’études[1], qui est commanditée par la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) pour réaliser une étude sur « l’évolution des pratiques de partage et le panier moyen de consommation de biens culturels de l’ère pré-numérique à nos jours », en partenariat avec un collègue sociologue, chercheur au CNRS. Cette étude doit permettre à l’HADOPI de connaître l’évolution des pratiques culturelles depuis les années 80, et en particulier l’évolution des pratiques de partage, du volume de biens partageables, de biens partagés, et de la facilité à les partager…
Dans le cadre de cette étude, l’entretien pour lequel j’étais sollicité visait à recueillir mon éclairage sur un certain nombre de questions autour des usages d’internet et de la culture. Comme le précisait la grille d’entretien qui m’avait été communiquée, il s’agissait de me demander notamment comment avaient évolué la notion de pratique culturelle depuis trente ans, et la distinction entre activité de communication et activité culturelle ; comment avaient évolué les modalités d’acquisition, de copie, d’échange et d’utilisation des contenus culturels ; quels étaient les médiateurs qui orientaient les choix, permettaient la découverte des œuvres, en facilitaient l’accès, accompagnaient les consommations ; quelles relations entretenaient désormais les activités culturelles « en ligne » et les activités « hors ligne », et plus généralement comment les transformations technologiques affectaient les pratiques culturelles, etc., etc.
Après quelques jours de réflexion, j’ai décidé de ne pas répondre favorablement à cette demande d’entretien, et donc de ne pas participer à cette étude. Si je prends la peine ici d’expliquer rapidement la raison de ce refus, ce n’est pas tant qu’il me faille m’en justifier personnellement, ce qui n’a guère d’intérêt ; c’est surtout que derrière cette raison, il y a, me semble-t-il, un certain nombre de problèmes dont il ne serait pas inintéressant de débattre…
Enfreignant la plus élémentaire des règles de prudence, qui veut que « Devant l’Hadopi, le silence est la meilleure des défenses », je tente donc une explication. Ce n’est pas le fait de recourir à un cabinet d’études privé qui est en cause, ni la qualité ou la rigueur du travail qu’il pourrait réaliser : la réalisation de nombreuses enquêtes de la statistique publique française est« sous-traitée » à des entreprises privées, et dans les cas que je connais, le résultat obtenu n’est ni plus ni moins discutable que ceux obtenus par exemple par l’INSEE. En attendant la montée en puissance de DIME-SHS (voir ce précédent billet), l’absence de véritables « centres d’enquêtes » publics en France explique l’existence d’un marché privé dans ce domaine, qui rassemble souvent de réelles compétences et constitue d’ailleurs un débouché possible pour les études en sciences sociales.
N’est pas non plus en cause du tout la personnalité scientifique du collègue du CNRS qui coordonne l’étude : il est au contraire connu pour la rigueur de ses travaux, et justement pour son engagement pour le développement d’un service public de la recherche en sciences sociales, auquel j’adhère entièrement.
Non, en réalité, et vous l’aurez peut-être deviné, mon problème, et la raison de mon refus, tiennent au statut du commanditaire de l’étude, l’HADOPI. Cette « Haute autorité » est un organisme public dont la mission est de lutter contre la copie et le téléchargement libres et gratuits de biens culturels (musiques, films, livres) protégés par le droit d’auteur. Je suis défavorable à la conception du droit d’auteur sur laquelle s’appuie cette mission, mais là encore, ce n’est pas le problème. Le problème véritable, c’est qu’à mon sens il y a une grave confusion dans le fait qu’une institution au moins normative (sinon clairement policière), chargée d’une mission qui conduit à la sanction judiciaire des contrevenants à une règle qu’elle doit promouvoir, puisse en même temps être la commanditaire d’une étude indépendante, dont les conclusions peuvent possiblement porter sur le bien-fondé économique et social de cette règle.
Une partie de la tradition sociologique s’est inaugurée par l’établissement d’une distinction inconciliable entre « le savant » et « le politique »[2]. On peut évidemment discuter l’intransigeance de la position wébérienne, mais pas au point de se prêter au jeu de l’alliance entre le savant et le policier qui sous-tend la sollicitation qui m’a été adressée. Ce n’est pas que les missions de police soient détestables par principe, c’est qu’elles ne sont pas compatibles avec les missions scientifiques. Ainsi, comment peut-on à la fois prétendre étudier sans a priori les pratiques de partages, et en même temps proclamer « l’impasse du partage »[3] sur la page d’accueil de ses « labs » ? On dirait que l’HADOPI a déjà la