Juste à la suite de l’intervention de David Buckingham au colloque « Enfance & Cultures », dont j’ai parlé dans un billet précédent, c’était au tour de Patricia Greenfield d’intervenir. Psychologue, professeure à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), Patricia Greenfield est l’auteure de nombreux travaux consacrés aux relations entre technologie, changement social et développement humain en général, et aux usages des nouvelles technologies de communication par les enfants et les adolescents en particulier.
Autant le dire tout de suite – mais c’est peut-être un effet de leur immédiate succession à la tribune – l’orientation générale du propos tenu par Patricia Greenfield m’a semblé tomber directement sous le coup de la critique formulée juste auparavant par David Buckingham (voir ce billet) : en défendant la thèse générale selon laquelle la diffusion des nouvelles technologies de communication (et en particulier les réseaux sociaux en ligne et le téléphone portable) serait préjudiciable à la cohésion familiale et au lien social, elle semblait s’inscrire justement dans ce paradigme critique et technophobe hérité de l’Ecole de Francfort qu’avait brocardé Buckingham. J’ai regardé la tête qu’il faisait en écoutant sa collègue, mais il ne laissa rien paraître d’un éventuel agacement.
De mon côté, au-delà de la conclusion à laquelle elle menait, c’est surtout la manière de l’établir qui m’a posé problème. Le procédé est très simple : il consiste d’abord à construire un immense modèle théorique de tout, qui consiste ici dans l’emboîtage d’un modèle causal des effets des changements socio-démographiques sur le développement humain, et d’un modèle historique de la transition de la forme Gemeinschaft à la forme Gesellschaft (selon des termes empruntés donc à Ferdinand Tönnies), bref de la montée de l’individualisme :
Ensuite, on « déduit » une prédiction sur certains comportements spécifiques qu’on devrait observer si les hypothèses qui définissent le modèle étaient valides ; enfin, on conçoit un « test » empirique ou expérimental de la prédiction (généralement sur un échantillon de taille plutôt restreinte), et de la réussite de ce test on conclut à la validité générale du grand modèle de tout. Prediction confirmed !, comme le clame triomphalement le powerpoint au-dessus de nos têtes dans le luxueux théâtre du Musée du quai Branly.
Je sais bien que toute la psychologie n’est pas entièrement sous la coupe de cette logique hypothético-déductive, je sais bien aussi qu’elle n’en a pas l’exclusivité au sein même des sciences humaines et sociales, et que certains collègues sociologues peuvent s’y adonner avec plus ou moins de constance. C’est parfois stimulant (je pense par exemple, dans mes lectures récentes, aux travaux de Gérald Bronner [2007] sur les croyances collectives), mais le plus souvent, cela ressemble beaucoup à une pathologie assez handicapante, à une maladie que certains sociologues auraient attrapé en fréquentant de trop près certains économistes.
A la sortie de la séance, j’entendais un éminent spécialiste de la sociologie de l’enfance, à l’origine de l’invitation de Patricia Greenfield, se défendre auprès de collègues en levant les bras au ciel : « Ben oui, mais si nous voulons avoir une chance de dialoguer avec les psychologues, c’est avec des gens comme elle qu’on arrivera à le faire »… Ce n’est pas gagné !
Liens
Page personnelle de Patricia Greenfield
http://ucla.academia.edu/PatriciaGreenfield
Références bibliographiques
BRONNER G. [2007], L’empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologies ».