Après une très longue période sans publier la moindre ligne dans ce blog, voici enfin l’explication de ce silence… C’est que j’étais occupé à terminer mon habilitation à diriger des recherches en sociologie ! Et je suis heureux de vous annoncer que je la soutiendrai donc publiquement le vendredi 24 novembre 2017 à 14h à Sciences Po, dans la salle de l’école doctorale située au 3ème étage du 199 boulevard Saint-Germain, Paris 7ème.
Le manuscrit original s’intitule « Une traversée de l’adolescence. Cultures, classes, réseaux », et vous pourrez en trouver un résumé ci-dessous.
Le jury est composé de : Philippe Coulangeon, Directeur de recherche CNRS, Observatoire sociologique du changement (OSC), Sciences Po (directeur) ; Claire Bidart, Directrice de recherche CNRS, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST), Aix-Marseille Université (rapporteure) ; Dominique Joye, Professeur de sociologie, Université de Lausanne, Pôle de recherche national LIVES, Centre de recherches sur les parcours de vie et les inégalités ; Claire Lemercier, Directrice de recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations (CSO), Sciences Po ; Olivier Martin, Professeur de sociologie, Université Paris Descartes, Centre de recheches sur les liens sociaux (CERLIS) (rapporteur); et Dominique Pasquier, Directrice de recherche CNRS, Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS), Télécom ParisTech.
La soutenance est publique, vous pouvez donc venir y assister… dans la limite des places disponibles : en effet, le nombre de places dans la salle est limité et en outre, pour des raisons de sécurité, les personnes extérieures à Sciences Po qui souhaiteraient assister à la soutenance ou venir au pot qui la suit doivent s’inscrire préalablement et se munir d’une pièce d’identité. Indiquez-moi si vous souhaitez assister à la soutenance, pour que je puisse faire figurer votre nom sur la liste.
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Pierre Mercklé
Une traversée de l’adolescence
Cultures, classes, réseaux
Résumé du mémoire original d’habilitation à diriger des recherches en sociologie, soutenu le vendredi 24 novembre 2017 à l’Institut d’études politiques de Paris sous la direction de M. Philippe Coulangeon
Alors que la question des pratiques culturelles des adultes a, depuis plus de quarante ans, été largement explorée en particulier grâce aux enquêtes successives réalisées sous l’égide du Ministère de la Culture, celle des pratiques culturelles des enfants et des adolescents a en revanche été longtemps délaissée. C’est l’étonnement suscité par ce désintérêt qui est à l’origine des travaux que j’ai menés au cours de la décennie écoulée, et dont le présent mémoire entend proposer un panorama. Ces travaux s’appuient sur un dispositif d’enquête comportant deux volets : une enquête longitudinale par questionnaires auprès d’un panel représentatif de 9 600 enfants entrés au CP en 1997, et réalisée en quatre vagues entre 2002 et 2008 ; et une enquête par entretiens, réalisée entre 2005 et 2009 auprès de 85 enfants et adolescents. Après avoir proposé un portrait des mécanismes les plus généraux de transformation des loisirs et des pratiques culturelles au cours de l’adolescence, en relation avec les évolutions concomitantes des relations familiales, des parcours scolaires et de la sociabilité amicale (chapitre 2), j’essaie de montrer dans quelle mesure la notion de « capital culturel » et celle de « transmission » restent appropriées pour rendre compte d’une partie de ces mécanismes, même si elles doivent être utilisées avec précaution, en raison de la complexité des processus de formation et de transformations des dispositions en matière de comportements culturels à l’adolescence (chapitre 3).
Parmi ces processus, celui qui pourrait s’apparenter à une montée de l’éclectisme culturel à l’adolescence est sans doute le plus spectaculaire. La sociologie des pratiques culturelles est marquée depuis plus de vingt ans par les débats autour de la montée de « l’éclectisme culturel » : la diversité des pratiques et des goûts serait devenue le nouveau ressort de la distinction, opposant désormais des classes favorisées « omnivores » à des classes populaires « univores » en matière de consommations culturelles. Mais les analyses qui alimentent ces débats ont pour caractéristiques communes d’avoir jusqu’à maintenant porté seulement sur… les seules préférences musicales, et seulement sur celles des adultes. Mais qu’en est-il pour les adolescents ? Non seulement en matière de musique, mais aussi dans les autres domaines d’activité culturelle, en matière de lectures, de sorties, ou encore d’usages numériques ? Tout en présentant les difficultés méthodologiques spécifiques posées par la mesure de la diversité culturelle et de ses évolutions pendant l’adolescence, je m’efforce de montrer dans quelle mesure la prise en compte de cette dimension possible des jeux de différenciation sociale permet d’affiner la description des processus de transmission du capital culturel d’une génération à l’autre qui a été inaugurée au chapitre précédent (chapitre 4).
La suite de l’analyse entreprend de s’attaquer pleinement à l’exploration des « différences » qui traversent l’adolescence en matière de pratiques culturelles. Faute à la fois d’échantillons assez grands et peut-être aussi d’une sensibilité suffisante à ces différences, les tentatives d’observation des pratiques culturelles des adolescents réalisées à partir des données des enquêtes sur les pratiques culturelles des Français ont longtemps fait l’hypothèse d’un « univers culturel adolescent » unique et homogène. J’essaie donc de voir d’une part dans quelle mesure il est possible d’identifier des ensembles de goûts et de comportements suffisamment homogènes pour caractériser le rapport à la culture de certaines catégories d’adolescents, et d’autre part à quelles conditions ces « univers culturels » adolescents, s’ils existent, peuvent être rapportés aux propriétés qui définissent leurs positions sociales. Je montre ainsi que le changement d’échelle permis par la concentration de l’analyse sur une cohorte d’adolescents autorise effectivement à discuter l’idée d’une « univers culturel » adolescent unifié, et encourage à proposer un « tableau des différences » des goûts adolescents qui tienne mieux compte de leur complexité et de leur diversité, des principes de différenciation qui les traversent, ainsi que des décalages possibles des calendriers d’entrée et de sortie dans ces cultures plurielles de l’adolescence (chapitre 5).
Les deux chapitres suivants explorent quelques-unes des dimensions possibles de ces principes de différenciation, en commençant par un examen de la stratification sociale des pratiques numériques des adolescents. La révolution numérique ne semble pas avoir changé les liens étroits entre position sociale d’une part, et dotation en équipements, détentions de compétences, intensités d’investissement dans les loisirs culturels, types d’usages et préférences d’autre part. Malgré l’apparente généralisation des technologies numériques, d’importantes inégalités subsistent en matière aussi bien d’équipement des foyers en ordinateurs, que d’accès et d’usages d’internet. En me concentrant sur les relations entre les pratiques numériques (en termes de fréquences et types d’usages) de cette génération d’adolescents et leurs transformations d’une part, et les équipements et les pratiques de leurs parents d’autre part, j’essaie de discuter l’idée d’un rapport unifié des adolescents à la culture numérique, et d’en proposer un tableau qui tienne mieux compte à la fois de la complexité et de la diversité des usages, et des clivages sociaux qui continuent de les traverser, ainsi que de la recomposition de ces clivages avec l’avancée en âge chez les filles et chez les garçons (chapitre 6). Le chapitre suivant entreprend de systématiser l’exploration de ces logiques générales de différenciation, en éclairant à partir du point de vue des pratiques culturelles adolescentes le débat contemporain sur le « modèle de la distinction » élaboré par Pierre Bourdieu. Est-il « encore » pertinent ? Chaque fois que la question posée, c’est exclusivement à propos des pratiques culturelles des adultes. La question est ici de déterminer s’il l’est « aussi » et « déjà » chez les enfants et les adolescents. Après avoir proposé une discussion des principaux éléments constitutifs du « modèle de la distinction », je propose un examen des principes de différenciation des comportements culturels chez les adolescents et de leurs transformations avec l’avancée en âge qui confirme et prolonge l’analyse de Pierre Bourdieu en éclairant certaines de ses zones d’ombres, notamment par une meilleure restitution de la dimension temporelle, des effets du genre, et de la différenciation des goûts populaires (chapitre 7).
Les cinq derniers chapitres de ce mémoire d’habilitation à diriger des recherches s’efforcent d’étayer sur les analyses qui auront précédé une discussion générale, à la fois théorique, empirique et méthodologique, des déterminants sociaux des biographies culturelles à l’adolescence. Je reviens d’abord sur un choix méthodologique des chapitres précédents, dans lesquels le « milieu social » des adolescents n’a dans la plupart des analyses reposé que sur la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence du ménage d’appartenance, comme cela est du reste presque systématique dans les travaux sociologiques contemporains en France. Je propose, à la suite de travaux récents, une façon plus complexe de déterminer les positions sociales des adolescents, qui tient compte d’autres caractéristiques sociales que la seule catégorie socioprofessionnelle, et qui tient compte non seulement des caractéristiques sociales du père mais également de celles de la mère, et du ménage pris dans son ensemble. Cette méthode permet de proposer une nomenclature distinguant huit classes sociales « multi-dimensionnelles » (depuis les « familles des cités » et les « familles populaires » jusqu’aux « familles favorisées du privé » et aux « enseignants »), qui est mobilisée ensuite pour modéliser les poids respectifs des différents déterminants sociaux des loisirs adolescents. Il en ressort que si le milieu social exerce bien un rôle déterminant dans la configuration progressive des pratiques culturelles à l’adolescence, d’une part les distinctions de genre apparaissent soit aussi déterminantes, soit pour certaines pratiques plus déterminantes que les distinctions de milieu social ; et d’autre part, les « styles éducatifs » familiaux, toutes choses égales par ailleurs, jouent également un rôle déterminant (chapitre 8).
Les trois chapitres suivants tentent ensuite de continuer de « compléter » le modèle de la distinction en y réintégrant la dimension du capital social. Pratiques culturelles et réseaux sociaux : ces domaines de recherche ont tous les deux connu des avancées majeures au cours des trois dernières décennies. Il s’agit donc d’explorer d’abord l’importance et les formes prises par les sociabilités adolescentes, puis ensuite les relations que leurs évolutions entretiennent avec celles des autres pratiques culturelles pendant la traversée de l’adolescence. Dans le premier de ces trois chapitres, j’ai essayé de prendre prendre au pied de la lettre le parti pris par François Héran de considérer la sociabilité comme une « pratique culturelle », à partir d’une description aussi détaillée que possible de son importance, de ses formes et de ses enjeux au cours de l’adolescence (chapitre 9). Puis après avoir proposé un panorama des développements théoriques et méthodologiques récents qui explorent les relations entre sociabilité et pratiques culturelles, je montre qu’il subsiste bien une relation fonctionnelle significative entre l’importance de la sociabilité et la participation culturelle, même une fois contrôlés les effets du milieu social, du genre, du niveau scolaire et du style éducatif parental (chapitre 10). Enfin, en m’appuyant sur des méthodes inspirées de l’économétrie des séries temporelles, je propose un certain nombre d’analyses qui plaident en partie en faveur d’une interprétation causale de cette relation que je qualifie de « structuraliste », dans la mesure où elles indiquent que c’est plutôt la sociabilité qui détermine la participation culturelle que l’inverse (chapitre 11).
Le dernier chapitre de cette recherche, enfin, part d’une question méthodologique précise pour interroger les principes les plus fondamentaux qui président à l’écriture des biographies culturelles adolescentes. Il est d’usage de considérer que les enquêtes longitudinales permettent de réduire, dans la saisie des transformations des pratiques et des représentations à l’échelle des biographies individuelles, les biais liés aux difficultés de remémoration et à « l’illusion biographique » auxquels exposeraient en revanche les enquêtes rétrospectives. En guise d’épilogue à cette recherche, je prends ces biais comme objets de recherche à part entière : à partir d’une analyse des « incohérences » des réponses successivement données par les adolescents aux questions sur leurs sorties culturelles, je montre qu’en acceptant de ne pas les traiter comme des « erreurs » à corriger ou des « biais » à redresser, il devient possible de saisir comment elles s’inscrivent au cœur des processus de construction des biographies culturelles individuelles.