Dans les précédentes éditions de Sociologie des réseaux sociaux, j’avais écrit que la notion de « capital social », extrêmement en vogue depuis une trentaine d’années, était apparue pour la première fois dans un ouvrage de L. J. Hanifan paru en 1920 et intitulé The Community Center. Je me fiais en effet au résultat, relaté par Stephen Borgatti dans un article de 1998, d’une sorte de compétition organisée alors sur SocNet, la liste de discussion de l’INSNA (International Network for Social Network Analysis), destinée à trouver la plus ancienne occurrence possible de la notion (entre universitaires, on s’amuse comme on peut…).
Depuis plus d’une décennie donc, le compteur de la machine à remonter le temps était resté bloqué sur 1920… Et voilà que Michel Forsé, spécialiste français de l’analyse des réseaux avec son complice Alain Degenne (ils sont ensemble les auteurs de l’ouvrage de référence en la matière, intitulé Les réseaux sociaux, et dont la première édition était parue en 1994), vient de réussir à remonter de presque 40 ans… Dans un message posté aujourd’hui sur la liste de la petite communauté des sociologues des réseaux français, il indique en effet qu’en réalité, une occurrence plus ancienne de la notion de « capital social » peut être trouvée dans la fameuse conférence donnée en 1882 à la Sorbonne par le philosophe Ernest Renan, et intitulée Qu’est-ce qu’une nation ?
Puisque l’ouvrage de Renan est largement disponible en ligne, que ce soit dans les Classiques des sciences sociales, la Bibliothèque Ruteboeuf, la Bibliothèque électronique de Lisieux ou sur Livres et Ebooks, alors profitons-en pour voir ça de plus près. Que dit Renan ? La seule occurrence de l’expression dans l’ensemble du texte de la conférence se trouve dans ce paragraphe (c’est moi qui la souligne) :
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu’on a consentis, des maux qu’on a soufferts. On aime la maison qu’on a bâtie et qu’on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l’hymne abrégé de toute patrie.
Formellement, voici donc le plus ancien ancêtre avéré de la notion de capital social… Mais il faut bien reconnaître que cet ancêtre n’a qu’un rapport assez lointain avec son acception moderne, popularisée notamment – mais en bonne partie à son corps défendant – par Pierre Bourdieu (1980) : aujourd’hui, la notion de capital social, telle qu’elle a contribué aux renouvellements récents de la sociologie économique (Steiner, 1999), désigne plutôt l’ensemble des ressources (économiques, informationnelles, symboliques) qu’un individu ne détient pas en propre, mais qui sont détenues par ses relations et qu’il peut parvenir à mobiliser pour son propre compte – comment par exemple quand on trouve un emploi grâce à une de ses relations.
Pour Renan, dans cette acception originelle, il s’agit beaucoup plus d’une sorte de patrimoine symbolique accumulé par l’histoire et incarné dans les figures des grands hommes, dont la dimension plus contemporaine liée au « désir de vivre ensemble » fait en réalité plutôt penser, à la rigueur, à la conception particulière de la notion de « capital social » développée par le politiste américain Robert Putnam : dans son fameux livre Bowling Alone (Putnam, 2000), où il déplorait la lente désagrégation du capital social aux Etats-Unis, il désignait plutôt par là plus un patrimoine collectif qu’une ressource privée, source de la confiance de la vitalité démocratique de la nation américaine, et constitué par « les normes et les réseaux qui facilitent la confiance, la coopération e