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De bonnes raisons de croire au Père Noël (version longue)

par Pierre Mercklé le 23 décembre 2011 · 11 commentaires

dans Adolescences,Cartes blanches,Cultures

Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire le billet publié dans Le Monde, à la une du cahier « Sciences & Technos » du samedi 24 décembre 2011, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ? Alors bienvenue !

Le format de cette « carte blanche » oblige à la concision, et ne permet guère ni de créditer ni a fortiori de citer de façon suffisamment détaillée les recherches et les publications sur lesquelles je me suis appuyé pour la rédiger. Les sciences sociales, comme les autres sciences, ne sont pas le produit d’un exercice solitaire et en apesanteur de la pensée. Aussi, tant que durera cette tribune, je vous propose de retrouver ici, sur ce blog, au moment de la parution de chacune de ces « cartes blanches », un billet plus long dans lequel j’essaierai de développer mon propos, d’apporter un certain nombre de compléments, de pistes supplémentaires de réflexion… et surtout des suggestions de lectures : ce sera une façon de rendre à mes collègues ce que je leur aurai emprunté pour écrire ces « cartes blanches ».

Pour cette deuxième « carte blanche », date oblige, j’ai choisi d’aborder la grave question de l’existence du Père Noël, et à tout seigneur tout honneur en quelque sorte, le premier texte que j’y cite, de façon trop elliptique donc, est sûrement le texte le plus fameux des sciences sociales du Père Noël, puisque l’auteur en est l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Dans cet article paru dans Les Temps modernes en 1952, et intitulé « Le Père Noël supplicié », Lévi-Strauss part d’un fait divers : la pendaison, puis l’immolation d’une effigie du Père Noël sur le parvis de la cathédrale de Dijon en décembre 1951, devant plusieurs centaines d’enfants des patronages rassemblés pour l’occasion – fait divers qui témoigne en creux de l’engouement rapide suscité par le rituel de Noël et la figure du Père Noël au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Pour l’anthropologue, c’est une occasion unique : « Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte ; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse ; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. »

La question que pose Lévi-Strauss est évidemment la suivante : quelles sont les raisons qui ont poussé les adultes à inventer le Père Noël ? Pour y répondre, il commence par montrer que derrière l’apparence de la nouveauté, il y a un assemblage de nombreux rites très anciens, qui se trouvent ainsi bricolés, reconfigurés, et revitalisés – et ce bricolage produit très clairement ce qui s’apparente à un rite de passage ou d’initiation, organisant la coupure entre ceux qui ne savent pas et ceux qui savent, et le passage d’un groupe à l’autre. Et que l’on remonte dans le temps jusqu’à l’époque romaine, ou que l’on se déplace dans l’espace vers les sociétés amérindiennes, ce que montre la comparaison avec d’autres rites similaires, selon Lévi-Strauss, c’est qu’en réalité c’est notre idée de la mort et le rapport que nous entretenons avec elle qui sont à chaque fois en jeu. En séparant des initiés (les adultes) et des non-initiés (les enfants), chaque société met en effet en scène une autre coupure fondamentale, entre les vivants et les morts, les enfants étant ici invités à figurer les morts. Le Père Noël ne serait pas de ce point de vue une invention récente, mais seulement la relecture contemporaine de rites vieux de plusieurs dizaines de siècles, à travers lesquelles une société prie ses enfants pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à aider les adultes à « croire en la vie » : « Cette croyance où nous gardons nos enfants, que leurs jouets viennent de l’au-delà, apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà, sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. » (p. 1589)

LEVI-STRAUSS Claude, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes, mars 1952, pp. 1572-1590, rééd. Sables, 1996. L’article de Claude Lévi-Strauss est disponible en ligne depuis cinq jours seulement, grâce aux Classiques des sciences sociales ! Chouette cadeau de Noël ! C’est ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/levi_strauss_claude/pere_noel_supplicie/pere_noel_supplicie.html

Sur la question de la croyance au Père Noël, la sorte de sociologie qu’incarne Gérald Bronner, que je cite ensuite, met en œuvre une approche très différente de celle de Claude Lévi-Strauss, voir résolument antagonique : là où Lévi-Strauss faisait clairement l’hypothèse que le sens profond d’un mythe comme celui du Père Noël échappe largement aux acteurs sociaux, la sociologie de Gérald Bronner, inspirée en cela par les travaux de Raymond Boudon, s’efforce au contraire de se placer justement du point de vue des individus, pour tenter de comprendre les « bonnes raisons » de croire ce qu’ils croient. Et ce que montre son enquête, racontée d’abord dans un article des Cahiers internationaux de sociologie, ensuite dans un chapitre de Vie et mort des croyances collectives (2006), c’est d’abord que les enfants ont effectivement « de bonnes raisons » de croire au Père Noël, et qu’il faut donc leur supposer une forme de rationalité quand ils adoptent cette croyance : celle-ci est en effet fondée sur des preuves (lettres, traces de pas dans la neige…) et la crédibilité de la parole parentale ; et il ne faut pas négliger non plus le caractère heuristique de cette croyance, puisqu’elle fournit une explication efficace à l’origine des cadeaux au pied du sapin. Ou bien il faudrait admettre que les adultes se trompent, ce qui peut sembler encore plus invraisemblable… Enfin, c’est une croyance rationnelle même au sens de la rationalité utilitariste, puisque un certain nombre d’enquêtés racontent l’avoir entretenue par crainte que les cadeaux cessent s’ils cessaient de croire au Père Noël.

L’hypothèse de la rationalité individuelle permet également de bien rendre compte des raisons de l’abandon de la croyance au Père Noël, à l’âge de sept ans en moyenne. Les enquêtés sont d’ailleurs pour la très grande majorité d’entre eux parfaitement capables de se remémorer ces raisons. Et malgré le coût psychologique potentiel de l’abandon d’une croyance auparavant si fermement ancrée, dans la majorité des cas, la fin de la croyance ne provoque aucune crise profonde : parce qu’ils ont l’assurance qu’ils continueront à recevoir des cadeaux, et aussi parce qu’on entre ainsi dans le secret des grands (par exemple pour continuer de faire croire aux plus petits)… Surtout, s’il y avait eu auparavant de bonnes raisons de croire au Père Noël, il y aussi, à ce fameux âge moyen de sept ans, de bonnes raisons de cesser d’y croire. Trois bonnes raisons en réalité, la dissonance, la concurrence et l’incohérence : un élément externe vient ruiner la crédibilité de la croyance (on reconnaît un parent sous le déguisement du Père Noël), une meilleure explication est disponible (elle est proposée par les copains, qui affirment que ce sont en réalité les parents qui offrent les cadeaux), un élément interne vient ruiner la crédibilité (invraisemblance du mythe, impossibilités physiques, ). Conclusion de Gérald Bronner : c’est bien une forme de rationalité qui prévaut aussi bien dans le mécanisme de la croyance au Père Noël, que dans le mécanisme de l’abandon de la croyance au Père Noël.

BRONNER Gérald, « Contribution à une théorie de l’abandon des croyances : la fin du Père Noël », Cahiers internationaux de sociologie 1/2004 (n° 116), p. 117-140 : http://www.cairn.info/revue-cahiers-internationaux-de-sociologie-2004-1-page-117.htm

BRONNER Gérald, Vie et mort des croyances collectives, chapitre IV : « Les croyances finissent par disparaître : l’exemple du Père Noël », Hermann, coll. « Société et pensées », 2006, pp. 99-127.

Il reste encore une énigme à résoudre : si nous avons cessé, d’y croire nous-mêmes, pourquoi alors continuons-nous de façon aussi acharnée à « faire croire » au Père Noël ? Pourquoi voulons-nous si fort que nos enfants y croient ? Pour mesurer cet acharnement, qui confine au complot, il suffit de constater les tollés que soulèvent régulièrement les « gaffes » de journalistes ou de publicitaires insinuant que le Père Noël n’existe pas. Et pour l’expliquer, on peut préférer une approche « fonctionnaliste », suggérée dans un billet de Frédérique Giraud : autrement dit, quelles sont les fonctions sociales que ce rituel permet d’assurer ? Ce que montre l’enquête de Gérald Bronner, c’est que de tous les éléments qui composent le mythe du Père Noël, c’est le rituel des cadeaux qui en est considéré par les enquêtés comme la composante la plus centrale. Et ce rituel, on peut le comprendre en creux à partir du fameux Essai sur le don (1923-1924) de l’ethnologue Marcel Mauss : celui-ci montre que, dans toutes les sociétés, il y a plus dans l’échange que les choses échangées, et qu’il y a en particulier l’obligation de réciprocité : en donnant, le donateur oblige le donataire à rentrer dans l’échange, le soumet à une obligation sociale de rendre qui fonde les relations sociales en même temps qu’elle les pacifie.

MAUSS Marcel (1923-1924), « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique. Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.html

On peut donc considérer que le mythe de Noël a une fonction sociale d’institution de la famille, et à travers elle de la société. C’est d’ailleurs ce que confirment les approches statistiques des échanges de cadeaux à Noël : une enquête réalisée en 1985 montrait en effet une égalité parfaite, au niveau de chaque ménage, entre flux de cadeaux en entrée (32% du total des cadeaux échangés) et en sortie (31% des cadeaux), le dernier tiers correspondant aux cadeaux échangés à l’intérieur du ménage. L’équilibre est même tel qu’il traite aussi de parfaitement identique la famille du père et la famille de la mère…

Les articles les plus souvent donnés en cadeau à l'intérieur et à l'extérieur des ménages à l'occasion des fêtes de fin d'année

HERPIN Nicolas Herpin, VERGER Daniel (1985), « Flux et superflu, l’échange des cadeaux en fin d’année », Économie et statistique, n° 173 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat_0336-1454_1985_num_173_1_4935

Cela dit, cette fonction sociale de régulation familiale et sociale, le Père Noël la remplit d’une façon bien particulière : comme le fait remarquer Jacques Godbout dans L’esprit du don (1992), le rituel des cadeaux de Noël est « l’un des phénomènes les plus étonnants du don moderne » : en effet, les donateurs réels (les parents) y officient masqués, et tout s’y passe à l’évidence comme s’ils voulaient ainsi se soustraire à toute forme de reconnaissance, en introduisant le paravent du Père Noël.

GODBOUT T.J., CAILLE Alain, L’esprit du don, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1992, disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/godbout_jacques_t/esprit_du_don/esprit_du_don.html

L’hypothèse que l’on peut alors raisonnablement faire, en s’appuyant justement sur la théorie du don développée par Marcel Mauss, c’est que l’énergie déployée à entretenir les enfants dans la croyance au Père Noël a pour fonction de les délivrer de l’obligation de rendre, de les exempter de devoir rembourser à leurs parents les dettes que ces cadeaux leur feraient autrement contracter ; c’est, autrement dit, les libérer au moins symboliquement de la dette sociale impossible à rembourser qu’on tous les enfants envers leurs parents, et dont le montant comprend évidemment bien d’autres choses que les seuls cadeaux de Noël. A contrario, une bonne preuve de cela, c’est qu’à partir du moment où l’on ne croit plus au Père Noël, on est généralement justiciable de devoir soi-même faire à son tour des cadeaux de Noël, à ses parents, à ses frères et sœurs…

Cette hypothèse n’est évidemment pas la seule explication possible. Mais quoi qu’il en soit, il faut bien constater que ce qui se joue ici ne concerne et ne regarde pas seulement la famille – mais à travers elle en réalité la société tout entière. Autrement, on ne peut que s’étonner, comme le fait Jacques Godbout dans le livre déjà cité plus haut, de voir même l’appareil étatique se mettre au service du complot de Noël, et y consacrer même des sommes importantes : depuis 1962 en effet, la Poste a instauré un service de réponse aux lettres adressées au Père Noël, qui se trouve à Libourne, et traite ainsi chaque année plusieurs centaines de milliers de courriers.

Il y a plus étonnant encore : le modèle de réponse utilisé lors de la toute première année de l’inauguration de ce service, en 1962 donc, avait été rédigé, de sa main même (voir ci-dessous), par la sœur de Jacques Marette, le Ministre des PTT de l’époque, qui n’était autre que… la psychanalyste Françoise Dolto !

« Sois sage, travaille bien »… La consigne de la psychanalyste déguise mal la fonction de pacification sociale dont est imprégné le mythe de Noël. Ou du moins dont il était imprégné au début des années soixante… Mais un demi-siècle plus tard, et plus de quarante ans après mai 68, les choses ont-elles tellement changé ? Ce n’est pas certain. Comme le montre un article du Monde paru il y a quelques jours[1], les détracteurs du mensonge de Noël restent peu nombreux (exception faite par exemple du psychologue Stéphane Barbery, comme le montre ce billet de 1999, intitulé « Le Père Noël est-il une ordure ? ») et du côté de la psychanalyse, on continue d’en trouver de très chauds partisans. Et est-ce un hasard si, la psychanalyste appelée à la rescousse du Père de Noël dans l’article du Monde, Claude Halmos, a justement longuement travaillé avec Françoise Dolto ?

Au total, à travers Noël, c’est bien la famille et la société qui se célèbrent mutuellement, pour le meilleur (la pacification des rapports sociaux entre générations, l’intégration sociale), mais aussi parfois pour le pire : il n’est pas interdit d’y voir aussi une instance vitale du capitalisme marchand (quelle part de leur chiffre d’affaires les entreprises de la grande distribution réalisent-elles à Noël ?), le symbole le plus spectaculaire du triomphe sans partage de la société de consommation… Et un élément actif de la reproduction des stéréotypes sexués : l’article que vient de publier Xavier Molénat sur le site internet du magazine Sciences Humaines montre, en s’appuyant sur les travaux de la sociologue Mona Zegai, à quel point la sexuation des cadeaux de Noël et de leur mise en scène dans les catalogues de jouets est de plus en plus forte.

MOLENAT Xavier (2011), « Jouets : des catalogues plus que jamais en rose et bleu », Sciences Humaines, lundi 19 décembre 2011 : http://www.scienceshumaines.com/jouets-des-catalogues-plus-que-jamais-en-rose-et-bleu_fr_28286.html

ZEGAI Mona (2010), « Trente ans de catalogues de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », in Actes du colloque Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales, sous la direction de Sylvie Octobre et Régine Sirota : http://www.enfanceetcultures.culture.gouv.fr/actes/zegai.pdf Paris, 2010.
ZEGAI Mona (2010), « La mise en scène de la différence des sexes dans les jouets et leurs espaces de commercialisation », Les cahiers du genre, n°49, 2010 :
http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=CDGE_049_0035
ZEGAI Mona (2008), « La fabrique du genre à travers le jouet », Chantiers politiques, n° 6, 2008 :
http://monille.free.fr/Mona%20Zegai%20%20Article%20Chantiers%20Politiques%202008.pdf

Pour en savoir encore plus…

CAPLOW Theodore (1982), « Christmas gifts and kin networks », American Sociological Review, 1982, n° 47;

CAPLOW Theodore (1984), « Rule enforcement without visible means : Christmas gifts in Middletown », American Journal of Sociology, vol. 80, n° 6

CONNELLY Mark (1999), Christmas, a social history, I.B.Tauris Publishers

GODBOUT Jacques (1997), « Recevoir c’est donner », Communications, n° 65, p. 35-49 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1997_num_65_1_1985

GODELIER Maurice (1996), L’Énigme du don, Fayard

ISAMBERT François-André (1976), « La fin de l’année. Études sur les fêtes de Noël et du Nouvel An à Paris entre décembre et janvier 1976 », Travaux et documents du Centre d’études sociologiques, Paris V

ISAMBERT François-André (1982), Le Sens du sacré. Fête et religion populaire, Éditions de Minuit, « Le sens commun »

MARLING Karal Ann (2000), Merry Christmas, Celebrating America’s Greatest Holiday, Harvard

MILLER Daniel (2001), Unwrapping Christmas, Clarendon Press, Oxford University Press, 1ère éd. 1993

MONTJARET Anne, CHEVALIER Sophie (1998), « Les cadeaux à quel prix ? », Ethnologie française, n° 4, octobre-décembre 1998

VAN GENNEP Arnold (1958), « Le cycle des douze jours, de Noël aux Rois », Manuel de folklore français contemporain, t. I, vol. 7, Éditions Picard, « Grands manuels »


[1] RAZEMON Olivier, « Le Père Noël, une histoire à dormir debout », Le Monde, dimanche 18 – lundi 19 décembre 2011, p. 24 : http://abonnes.lemonde.fr/rendez-vous/article/2011/12/18/le-pere-noel-une-histoire-a-dormir-debout_1620103_3238.html.

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