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La fin du monde, suite

par Pierre Mercklé le 6 janvier 2013 · aucun commentaire

dans Cartes blanches,Croyances,Enquêtes

Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire le billet publié dans Le Monde, à la une du cahier « Science & Techno » du samedi 5 janvier 2013, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ? Alors bienvenue !

Comme c’est désormais la tradition à la parution de chaque billet, j’en publie ici une version plus longue, dans laquelle je peux en particulier indiquer beaucoup plus précisément les recherches de mes collègues sur lesquelles je me suis appuyé, et proposer également un certain nombre de compléments, et de pistes supplémentaires de réflexion…

Contrairement aux récentes prédictions, nous avons finalement pu nous souhaiter les uns les autres une bonne année 2013… La fin du monde, annoncée pour le 21 décembre 2012, n’a pas eu lieu, et le souvenir de cette agitation médiatique du mois dernier s’est déjà presque effacé de nos mémoires. Pourquoi y revenir, alors ? Parce que justement, c’est ce qui se passe après la fin du monde qui passionne les chercheurs en sciences sociales, et depuis longtemps ! Ce n’est en effet pas la première fois que la fin du monde n’a pas lieu – c’est même une de ses caractéristiques fondamentales – et cela a donné aux sociologues et aux psychologues de nombreuses occasions d’étudier les mécanismes des croyances collectives.

La plus célèbre de ces études est probablement celle réalisée dans les années 1950 par une équipe de l’Université de Minneapolis (Minnesota) dirigée par le psychosociologue américain Leon Festinger et ses collègues Henry Riecken et Stanley Schachter1.  A l’origine, l’enquête devait être historique : il s’agissait de s’appuyer sur ces nombreux exemples historiques de sectes dont les prophéties ont été démenties par des faits, pour essayer d’étudier les conséquences de ces démentis sur leurs adeptes. Le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Les messies déconcertés », retrace ce premier temps de l’enquête. Les auteurs y abordent dans leur ordre chronologique plusieurs cas historiques d’échecs de prophéties, depuis les Montanistes qui attendaient la Seconde Venue du Christ au 2ème siècle, jusqu’aux Millérites américains, qui s’étaient convaincus que son retour aurait lieu en 1843.

Mais l’étude va bénéficier d’un hasard exceptionnel : presque par hasard, Festinger et ses collègues apprennent au début de l’année 1954 qu’une petite secte locale, emmenée par une femme au foyer du nom de Dorothy Martin (rebaptisée Marian Keech dans le livre) proclame que selon un message envoyé par des extra-terrestres, la fin du monde aurait lieu le 21 décembre (une date décidément propice à l’Apocalypse)… Et que seuls ceux qui auraient rejoint la secte seraient sauvés par les extra-terrestres. Le groupe d’adeptes est très varié, il y a notamment des étudiants, un professeur d’université, une ouvrière, un lycéen. En tout une trentaine de personnes, dont l’engagement dans le groupe est raffermi par les sacrifices consentis : le désinvestissement des études, l’arrêt du travail et la perte de toute source de revenu, le fait de se débarrasser de toutes ses affaires, une séparation amoureuse lorsque le conjoint ne croit pas…

Arrive la date fatidique et bien sûr, les soucoupes volantes n’arrivent pas, les extra-terrestres n’emmènent personne, et la fin du monde n’a pas lieu… C’est exactement ce qu’attendaient les étudiants de Festinger, infiltrés dans la secte depuis quelques mois, selon la méthode de « l’observation participante » : ils allaient pouvoir étudier « en direct » la façon dont des individus se comportent quand leurs croyances sont indiscutablement démenties par les faits. Ces moments cruciaux sont décrits dans le détail, quasiment minute par minute, dans le chapitre 5 intitulé « Cent heures à l’ombre du salut ». Et les étudiants de Festinger font une grande découverte : contre toute attente, après un premier moment de stupeur et de grand désarroi, la secte se persuade qu’elle a réussi à éviter la fin du monde par la seule force de ses prières, et qu’elle doit maintenant sortir de l’ombre et propager la bonne nouvelle. La réaction presque immédiate au désaveu, c’est le prosélytisme, et dans les jours qui suivent ce démenti cruel du fondement de leurs croyances, le groupe voit même ses effectifs multipliés par dix, avant de finalement décliner et disparaître.

Voilà le paradoxe : le démenti de la croyance n’anéantit pas la croyance, il la renforce au contraire. Pour Leon Festinger, cette expérience exceptionnelle démontre ce qu’il va appeler la théorie de la « dissonance cognitive »2 : bien au-delà de ce cas spectaculaire, il y a chez tous les individus une tendance très générale à chercher à réduire par tous les moyens les contradictions qu’ils peuvent ressentir entre les faits et la façon dont ils se les représentent. Mais cette réduction de la dissonance ne passe pas forcément par la disparition ou la correction des fausses représentations : bien souvent, nous avons au contraire tendance à adapter la réalité à nos croyances, ou à ne rechercher et retenir que les faits qui les confortent.

La « découverte » de Festinger va connaître une formidable postérité : de l’explication de la façon dont les fumeurs s’accommodent des campagnes anti-tabac, jusqu’à l’analyse de la gestion des tensions psychologiques entre les valeurs du milieu d’origine et celles du milieu d’arrivée dans les cas de trajectoires d’ascension ou au contraire de déclassement social,  la théorie de Festinger est constamment mobilisée, approfondie, discutée, depuis plus d’un demi-siècle. Pour un exemple tout récent, on peut jeter un œil à l’étude de Silvia Knobloch et Jingbo Meng, qui démontre que les individus, quand ils lisent le journal, lisent plus et s’attardent plus longtemps sur les articles qui correspondent à leur opinion préalable, et au contraire évitent les articles qui la contredisent3 !

Quant à la dernière fin du monde en date, celle du 21 décembre 2012, elle a déjà fourni l’occasion de nouvelles réflexions : une journée d’études lui a même déjà été consacrée… On aurait donc tort de se moquer de gens qui croient à la fin du monde : ils font parfois faire des progrès inestimables à la connaissance des mécanismes de l’esprit humain !

Références bibliographiques

Festinger Leon, 1957, A Theory of Cognitive Dissonance, Palo Alto, Stanford University Press.

Festinger Leon, Riecken Henry et Schachter Stanley, 1956, When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, University of Minnesota Press.

Festinger Leon, Riecken Henry et Schachter Stanley, 1956, L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Psychologie sociale », 1993, trad. fr. Sophie Mayoux et Paul Rozenberg.

Knobloch Silvia, Meng Jingbo, 2009, “Looking the other way. Selective exposure to attitude-consistent and counterattitudinal political information”, Communication Research, vol. XXXVI, 3, URL : http://www.academia.edu/1404805/Looking_the_other_way.

Lurie Alison, 1967, Imaginary Friends, Abacus, Owl Publishing Company. Trad. fr. 1991, Des amis imaginaires, Rivages, trad. par Marie-Claude Peugeot.

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  1. Festinger L., Riecken H., Schachter S., 1956, When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World. University of Minnesota Press. Trad. fr.  1993, L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Psychologie sociale », trad. par Sophie Mayoux et Paul Rozenberg. []
  2. Festinger Leon, 1957, A Theory of Cognitive Dissonance, Palo Alto, Stanford University Press. []
  3. Knobloch Silvia, Meng Jingbo, 2009, “Looking the other way. Selective exposure to attitude-consistent and counterattitudinal political information”, Communication Research, vol. XXXVI, 3, URL : http://www.academia.edu/1404805/Looking_the_other_way.)). Ce ne sont là bien sûr que quelques exemples, qui montrent la foisonnante postérité des recherches de Leon Festinger. Dans un registre moins scientifique, cette célèbre étude a même eu une postérité littéraire : la romancière américaine Alison Lurie s’en est inspirée pour écrire un roman hilarant, intitulé Imaginary Friends (Des amis imaginaires) ((Lurie Alison, Imaginary Friends, 1967. Trad. fr. 2006, Des amis imaginaires, Rivages, trad. par Marie-Claude Peugeot. []

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