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La démocratie au hasard (version longue)

par Pierre Mercklé le 26 avril 2012 · 2 commentaires

dans Cartes blanches,Divers,Politique

Vous parcourez peut-être ces lignes parce que vous venez de lire le billet publié dans Le Monde, à la une du cahier « Science & Techno » du samedi 28 avril 2012, et que vous avez voulu en savoir un peu plus ? Alors bienvenue !

Le format de cette « carte blanche » oblige à la concision, et ne permet guère ni de créditer ni a fortiori de citer de façon suffisamment détaillée les recherches et les publications sur lesquelles je me suis appuyé pour la rédiger. Les sciences sociales, comme les autres sciences, ne sont pas le produit d’un exercice solitaire et en apesanteur de la pensée. Aussi, tant que durera cette tribune, je vous propose de retrouver ici, sur ce blog, au moment de la parution de chacune de ces « cartes blanches », un billet plus long dans lequel j’essaierai de développer mon propos, d’apporter un certain nombre de compléments, de pistes supplémentaires de réflexion… et surtout des suggestions de lectures : ce sera une façon de rendre à mes collègues ce que je leur aurai emprunté pour écrire ces courts billets.

Je savais depuis un mois et demi que cette nouvelle « carte blanche » paraîtrait très exactement entre les deux tours de la présidentielle, et j’avais donc depuis longtemps le projet de les consacrer, d’une façon ou d’une autre, à la campagne et aux élections. Mais comme j’avais décidé de ne la rédiger, quoi qu’il arrive, qu’une fois connus les résultats du premier tour, j’avais aussi eu tout le loisir d’y réfléchir, et en réalité d’hésiter entre plusieurs sujets possibles, tant la politique est un objet apprécié des sciences sociales, auxquels elle fournit une réserve de recherches, d’enquêtes et de réflexions presque inépuisable.

Quelles surprises ?

J’avais d’abord envisagé d’aborder une question classique, celle du rôle dans la construction des opinions de ces « sondages » que les sociologues adorent détester. Le sujet est évidemment très marqué par le fameux texte de Pierre Bourdieu, intitulé « L’opinion publique n’existe pas » (1972), dans lequel il s’en prenait, et de façon très argumentée, à la façon dont les enquêtes d’opinion ont l’art de poser des questions qui n’ont pas de sens à des personnes qui ne se les posent pas, et d’en faire émerger une « opinion publique » qui est une fiction idéologiquement intéressée. Quarante ans plus tard, cette nouvelle campagne a été marquée par les mêmes errements sondagiers, comme si aucune leçon n’avait été retenue. La question n’est pas de savoir si les sondages d’opinion se trompent ou non, mais de savoir ce qu’ils peuvent mieux mesurer avant l’élection, et en quoi peut bien consister une « intention de vote »… Au final, les désormais rituelles « surprises » du premier tour n’en sont en fait que pour celles et ceux qui ont cru aux oracles des sondeurs. Le score de Jean-Luc Mélenchon n’est décevant que par rapport à la fiction d’une extrême-gauche à plus de 15% patiemment élaborée par les sondages pendant tout le printemps. Et quant à celui du Front National, cela fait presque 25 ans que ça dure, depuis les 14,38% de Jean-Marie Le Pen en 1988 : la surprise commence à être un peu éventée, sauf bien sûr pour les instituts de sondages, qui vont à nouveau penser s’en sortir en revoyant leurs coefficients de redressement du vote d’extrême-droite. Si vous voulez en savoir plus sur les drôles de manigances des instituts de sondages, vous devriez lire le Manuel anti-sondages d’Alain Garrigou et Richard Brousse (La ville brûle, 2012), qui a fait un peu de bruit. Et si vous voulez découvrir une « sociologie des opinions » un peu plus complexe et intéressante que celle à laquelle nous a condamnés la campagne électorale, n’hésitez pas à lire le récente livre de Claude Dargent, justement intitulé Sociologie des opinions (Armand Colin, 2012), dont j’avais fait un compte rendu dans Lectures.

Mais en réalité, j’hésitais entre deux autres sujets…

Les sciences sociales sont-elles de gauche ?

Dans un premier temps, peut-être un peu par provocation, j’avais imaginé une tribune intitulée : « Les sciences sociales sont-elles de gauche ? », dans laquelle j’aurais essayé de répondre à cette grave question… Derrière ce titre, sérieusement, il s’agissait d’effleurer quelques aspects des relations possibles entre science et action, entre recherche et engagement, du point de vue des sciences sociales. J’aurais d’abord commencé par rappeler les termes de l’opposition historique entre : d’une part la conception de la science sociale comme « détour de production » vers l’action, qui est la position d’Emile Durkheim quand il considère que la sociologie ne mériterait pas « une heure de peine » si elle ne devait avoir qu’un intérêt purement spéculatif ; et d’autre part la thèse d’une division irréductible entre « le métier et la vocation de savant » et « le métier et la vocation d’homme politique », pour reprendre le titre des deux fameuses conférences de Max Weber, données en 1919 et réunies ensuite justement sous le titre Le savant et le politique. Ensuite, j’aurais essayé d’apporter quelques éclairages contemporains sur les façons dont la question de l’engagement politique des sociologues pouvait se poser, dans le cadre même de cette campagne. J’avais en tête, pour le faire, quelques ouvrages récents. D’une part, sur le fond, celui coordonné par Delphine Naudier et Maud Simonet, Des sociologues sans qualité. Pratiques de recherche et engagement (La Découverte, 2011), dont vous pouvez lire l’introduction en ligne. Et d’autre part, à titre d’exemple d’engagement, celui coordonné par Louis Pinto, 2012 : Les sociologues s’invitent dans le débat (Editions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2012), avec des contributions de Frédéric Lebaron sur l’économie et le capitalisme financier, de Céline Braconnier sur le vote dans les milieux populaires, de Frédéric Pierru sur la politique de santé, de Gérad Mauger sur la politique sécuritaire, de Laurent Willemez sur la justice, d’Emmanuel Blanchard et Alexis Spire sur l’immigration, de Betrand Geay sur l’éducation, etc… Et j’aurais pu aussi évoquer, parmi tant d’autres initiatives, le très remarqué plaidoyer Pour une révolution fiscale, de Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez, que le candidat de gauche a pourtant bien du mal à entendre, semble-t-il…

Les déterminants sociaux du vote

Mais aller dans cette direction, c’était à nouveau prendre comme sujet les « sciences sociales », et donc se regarder encore en quelque sorte le nombril. Après les deux billets précédents, sur les « sciences sociales citoyennes » et sur les équipements d’excellence pour les sciences humaines et sociales, il était peut-être temps de revenir à des questions d’intérêt un peu plus général.

J’ai alors envisagé la possibilité d’un billet très classique sur cette question, largement labourée par la science politique depuis son origine, des déterminants du vote. Le vote est un moment très particulier de la vie citoyenne : dans l’idéal républicain, il est le moment où l’individu, libre et rationnel, se prononce sur l’intérêt général. Et l’agrégation de ces choix rationnels est supposée produire un résultat lui-même rationnel, à savoir un chef de l’Etat et un parlement légitimes, représentant fidèlement les préférences politiques et les intérêts des citoyens. Voilà pour la théorie. Mais la science politique a beaucoup de choses à dire à ce sujet : pour expliquer les choix des électeurs, la rationalité ne suffit pas, il faut en réalité tenir compte de puissants déterminants sociaux (l’origine sociale, l’appartenance religieuse, les trajectoires professionnelles, les conditions de vie…), voire psychologiques et émotionnels (sensibilité à la dramaturgie spécifique de chaque élection, à l’apparence physique des candidats, ou même à leur accent ou à la couleur de leurs lunettes…).

J’allais donc m’engager dans cette voie, quand est paru le numéro d’avril 2012 du magazine Sciences Humaines, avec ce titre en couverture : « Dans la tête de l’électeur »… Le long dossier qui y était consacré à cette question, sous-titré « Qui vote pour qui et pourquoi ? », privait mon petit billet de toute espèce d’originalité, j’ai donc dû renoncer. A la place, je ne peux que vous conseiller de lire ce dossier, dont deux articles sont du reste en accès libre sur le site du magazine : « L’énigme du vote », d’Héloise Lhérété ; et « Classes populaires, moyennes, supérieures ; jeunes, vieux ; hommes, femmes : Pour qui votent-ils ? », de Xavier de la Vega

Noter plutôt que voter

Au moment où je renonçais à traiter des déterminants du vote, j’ai reçu plusieurs fois, par courrier électronique, des informations sur l’expérimentation organisée notamment par une chercheuse du GATE, le laboratoire auxquels appartiennent mes collègues économistes de l’ENS de Lyon. Cette expérimentation vise à questionner le caractère indépassable de nos modes habituel de scrutin. L’hypothèse, c’est en particulier que le scrutin uninominal introduit un hiatus entre nos orientations politiques, souvent complexes et nuancées, et la façon dont nous sommes contraints de les exprimer, en ne choisissant qu’un seul candidat et en rejetant tous les autres. Cela produit un certain nombre d’artefacts, autrement dit de comportements sans autre origine que la contrainte exercée par le mode de scrutin lui-même, comme le fameux « vote utile ». Le scrutin uninominal est donc loin d’être la panacée, et les chercheurs qui s’intéressent à la « théorie du vote » multiplient depuis une dizaine d’années les expérimentations de modes de scrutin alternatifs, reposant par exemple sur l’attribution de notes aux candidats, ou sur la possibilité d’approuver ou de rejeter plusieurs candidats.  C’est exactement cela qu’ont testé mes collègues le jour du premier tour, et vous pouvez trouver ici une description détaillée de cette expérimentation, et de celles qui l’ont précédée lors des élections présidentielles de 2002 et de 2007. Vous pouvez aussi participer à des expériences similaires sur les sites internet voteaupluriel.org ou votedevaleur.org.

Mieux que le vote : le tirage au sort !

J’avais presque terminé mon article, et puis patratas ! J’ai découvert la longue enquête que David Larousserie venait de consacrer exactement à ce sujet, dans le cahier « Science & Techno » du 7 avril dernier… En déplacement à l’étranger pendant la première quinzaine d’avril, je n’avais pas eu le temps de lire le journal dans lequel j’écris, ce dont je me suis bien mordu les doigts. Je pouvais bien me venger en signalant que le formidable article de David était disponible ici gratuitement, mais ça ne résolvait pas mon problème : j’avais toujours un billet à écrire.

Je me suis donc demandé s’il était possible d’aller plus loin dans la réflexion que l’imagination et l’expérimentation de modes alternatifs de scrutin. De fait, pour intéressantes qu’elles soient, ces expérimentations ne résolvent en réalité pas tout. En particulier, il n’y a aucune raison que le vote, quelle que soit la façon dont il est organisé, garantisse mécaniquement l’obtention d’une représentation politique véritablement « représentative », au sens statistique,  de la population : comme le rappelle l’Observatoire des inégalités, en France, il n’y a que 18,5% de femmes parmi les députés ; pire encore, les employés et les ouvriers constituent plus de la moitié de la population active, mais seulement… 1% des députés !

Comment faire alors pour que la représentation politique reflète plus fidèlement la société qu’elle est censée représenter, avec des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, des salariés, des chômeurs, des ouvriers, des femmes, des musulmans, etc. ? Il y a évidemment la piste des « quotas » et de la « parité », mais elle n’est guère applicable qu’à la correction de la sous-représentation des femmes, et n’y produit d’ailleurs que des effets très modérés.

Il faut peut-être alors faire preuve d’un peu plus d’audace… Le vote est-il l’horizon indépassable de la démocratie politique ? Pas forcément. Là aussi, les recherches et les expérimentations se multiplient, autour en particulier d’une voie alternative, celle… du tirage au sort ! L’idée n’est pas nouvelle, elle était même au fondement de la vie politique athénienne, et Aristote oppose clairement le tirage au sort, incarnation de la démocratie, et l’élection, incarnation selon lui de l’aristocratie. Sur les relations en réalité un peu plus complexes entre tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne, on peut lire avec profit le passionnant article de Paul Demont, paru La vie des idées en juin 2010.

Aujourd’hui encore, En matière judiciaire, nous acceptons l’idée que les verdicts soient rendus par des jurys populaires tirés au sort. Et nul ne songe à en contester la légitimité, ni ne refuse d’y consentir, au motif que leurs membres n’ont pas été élus, ni formés à l’école nationale de la magistrature ou en faculté de droit. Et comme l’explique le politiste Yves Sintomer dans sa Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours (La Découverte, 2011)[1], les expériences se multiplient en politique depuis quelques années, du Canada à l’Allemagne[2] en passant par l’Islande.

En France, l’idée progresse aussi, certes timidement, mais à gauche comme à droite : ainsi,  les Verts de Metz viennent de désigner leurs candidats aux prochaines législatives par tirage au sort (Le Monde, 11 janvier 2012) ; et la Fondation pour l’innovation politique, le « think tank » proche de l’UMP, propose de désigner de la même façon 10% des conseillers municipaux dans les villes de plus de 3500 habitants. Et l’on trouve même quelques très grandes figures intellectuelles qui en défendent le principe depuis longtemps, comme l’a fait par exemple Jacques Rancière dans La haine de la démocratie (La Fabrique, 2005). Alors, comme disent les Québécois, vive la « lotocratie » ?

Dans un récent article de La vie des idées intitulé « La révolution du tirage au sort », Yves Sintomer se livre à un étonnant exercice de politique-fiction : s’imaginant en 2112, il y  célèbre… le centenaire de la VIe République (2012), dont l’instauration en 2012 avait été provoquée justement par l’introduction du tirage au sort dans les procédures démocratiques françaises. Rendez-vous dans 100 ans, donc !

Références bibliographiques

« 12 idées pour 2012 », Fondation pour l’innovation politique, novembre 2011. Lire en ligne : http://www.fondapol.org/etude/12-idees-pour-2012-3/

« Dans la tête de l’électeur », Sciences Humaines, avril 2012 http://www.scienceshumaines.com/dans-la-tete-de-l-electeur_fr_28606.html

BOURDIEU Pierre, 1973, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, n° 318, pp. 1292-1309, repris in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp. 222-235. Disponible en ligne : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/questions/opinionpub.html

DARGENT Claude, 2011, Sociologie des opinions, Paris, Armand Colin. Lire le compte rendu : http://lectures.revues.org/6635

DEMONT Paul Demont, 2010, « Tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne », La Vie des idées. Lire en ligne : http://www.laviedesidees.fr/Tirage-au-sort-et-democratie-en.html

GARRIGOU Alain, BROUSSE Richard, 2011, Manuel anti-sondages. La démocratie n’est pas à vendre, Editions La ville brûle

LANDAIS Camille, PIKETTY Thomas, SAEZ Emmanuel, 2011, Pour une révolution fiscale, Seuil, coll. « La république des idées ». Lire en ligne : http://www.revolution-fiscale.fr/

LAROUSSERIE David, 2012, « Le scrutin, science démocratique », Le Monde, cahier « Science & Techno », 7 avril 2012. Lire en ligne : http://www.beta-umr7522.fr/IMG/UserFiles/Igersheim/LeMonde_7%20avril%202012.pdf

NAUDIER Delphine, SIMONET Maud (dir.), 2011, Des sociologues sans qualité. Pratiques de recherche et engagement, La Découverte. Lire l’introduction en ligne : http://sociologiecuf.files.wordpress.com/2012/02/naudier-et-simonet.pdf

PINTO Louis (dir.), 2012, 2012 : Les sociologues s’invitent dans le débat, Editions du Croquant, coll. « Savoir/Agir »

SINTOMER Yves, 2011, Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, Paris, La Découverte, coll. « Poche/Essais ». Lire le chapitre 2 en ligne : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Ressources_UPCPA/UP_d_Aix_sur_le_tirage_au_sort_kleroterion_Sintomer_Montesquieu_Tocqueville.pdf

SINTOMER Yves, 2011, « La révolution du tirage au sort », La Vie des idées. Lire en ligne : http://www.laviedesidees.fr/La-revolution-du-tirage-au-sort.html

WEBER Max, 1919, Le savant et le politique, Paris, UGE, coll. « 10-18″, 1963, introd. Raymond Aron. Lire en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html

ZAPPI Sylvia, « Des candidats tirés au sort pour rapprocher les politiques des citoyens », LeMonde.fr, 11 janvier 2012. Lire en ligne : http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2012/article/2012/01/11/des-candidats-par-tirage-au-sort-pour-rapprocher-les-politiques-des-citoyens_1627965_1471069.html


[1] Le chapitre 2 du livre d’Yves Sintomer a été mise en ligne sur son site personnel par un infatigable prosélyte du tirage au sort, peut-être pas d’ailleurs avec l’autorisation expresse de l’auteur… C’est ici : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Ressources_UPCPA/UP_d_Aix_sur_le_tirage_au_sort_kleroterion_Sintomer_Montesquieu_Tocqueville.pdf.

[2] RÖCKE A. et SINTOMER Yn. (2005), « Les jurys de citoyens berlinois et le tirage au sort : un nouveau modèle de démocratie participative ? », in BACQUE M.-H., REY H. et SINTOMER Y (dir.) (2005), Gestion de proximité et démocratie participative : les nouveaux paradigmes de l’action publique ? La Découverte, Paris, p. 139-160. Disponible en ligne : http://www.sintomer.net/publi_sc/documents/LES_JURY_DE_CITOYENS_BERLINOIS_ET_LE_TIRAGE_AU_SORT.pdf

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