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Enquête sociologique ou enquête policière ?

par Pierre Mercklé le 8 janvier 2012 · 2 commentaires

dans Enquêtes,Méthodes,Recherche,Sociologie

Il y a quelques jours, juste avant les vacances de Noël, j’ai reçu par l’intermédiaire de mon ami Michel Coudroy une copie d’un courrier électronique signalant aux professeurs de sciences économiques et sociales (SES) de l’Académie de Lyon une offre de stages de découverte de la recherche en sciences sociales pour les lycéens. Bonne idée, non ?

L’initiative est en effet louable en soi, et j’ai donc voulu en savoir un peu plus. Le courrier précisait que cette offre était mise en place par une association de jeunes chercheurs en partenariat avec l’ENS et l’IEP de Lyon. Formidable, en plus c’était une initiative de mes collègues !…

Sauf que ce n’est pas aussi simple que ça : la lecture du document accompagnant ce courrier, et présentant les objectifs et le programme de ces stages organisés pendant les vacances scolaires de février par l’association « Science Académie », m’a laissé un peu décontenancé, pour employer un euphémisme…

L’association commence par indiquer qu’elle est historiquement centrée sur les « sciences dures » (qui parle encore comme ça ?), et qu’elle souhaite cette année élargir les disciplines concernées aux sciences sociales. La suite est très étrange, et pourrait presque être drôle si elle n’était pas un peu inquiétante… Que peut-on y lire ? Que le lycéen est convié à une « aventure », à la découverte de la recherche en « sciences sociale » (sic), qu’il aura une « mission », celle d’aller dans des « lieux de vie (le centre ville notamment) », pour mener une « enquête », répondre à une « question secrète » qui le poussera à « expérimenter inconsciemment » les méthodes ethnographiques. On peut se demander pourquoi il faudrait que ce soit inconscient, mais passons… L’essentiel n’est pas là, l’essentiel c’est de participer à un « temps ludique » de faire de la science sociale amusante, bref… « A vous de jouer ! », comme le proclame la fin du document.

Il n’y a bien sûr aucun mal à faire découvrir les sciences sociales par le jeu, a priori, même s’il peut paraître un peu puéril et un peu pathétique de faire « jouer au colloque » des lycéens « avec petits gâteaux, viennoiseries et café chaud ». Ce qui est beaucoup plus inquiétant en revanche, et me met en fin de compte assez mal à l’aise, ce sont les exemples de « questions secrètes » confiées aux stagiaires : « repérer lequel des intervenants a grandi à la campagne », « repérer lequel des intervenants a voté Sarkozy en 2007 », dresser « le profil type des élèves participant à la Science Académie », récolter « un maximum d’information sur tel intervenant »… Voilà qui entretient une étonnante confusion entre l’enquête sociologique et l’enquête policière, par laquelle, sous prétexte de jeu, c’est en réalité au Cluedo qu’on finit par faire jouer les stagiaires, qui devront apprendre à reconnaître les péquenots, les sarkozystes, et dresser des « profils-types ». Ce dernier point trahit d’ailleurs, s’il en était besoin, à quelle distance les organisateurs de cette initiative se tiennent en réalité de ce qui fait tout de même le cœur méthodologique des sciences sociales : comme j’ai encore entendu Michel Bozon le rappeler à une intervenante de la journée d’études « Science sociales 2.0 », nous ne voulons pas des profils-types, nous voulons des distributions… Quant aux relations entre l’enquête policière et l’enquête sociologique, c’est une question en réalité extrêmement complexe, qui doit plutôt inviter à la réflexivité qu’à « l’expérimentation inconsciente » : d’ailleurs, si la question vous intéresse, vous devriez vous précipiter sur Enigmes et complots : une enquête à propos d’enquêtes, le nouveau livre de Luc Boltanski, à paraître demain lundi 9 janvier, et dans lequel il analyse les raisons de l’invention presque simultanée, à la fin du XIXe siècle, du roman policier, du roman d’espionnage, de la paranoïa et de la sociologie.

Au final, il me semble que les sociologues doivent suffisamment lutter, tout au long de leurs recherches, pour combattre la confusion, assez répandue chez les enquêtés (mais pas forcément totalement illégitime, donc), entre l’enquête sociologique et l’enquête policière, pour qu’on s’abstienne de « jouer » à former des lycéens aux sciences sociales de cette façon. A moins bien sûr, dans une visée assez perverse, de vouloir justement les détourner des sciences sociales sous couvert de les y initier… Et il y a encore un peu plus curieux : comme me démangeait tout de même l’envie de faire part de mon étonnement à mes collègues de l’ENS impliqués dans cette initiative, je suis parti à leurs recherches… Et je ne les ai pas trouvés ! Tous les doctorants, tous les enseignants, tous les chercheurs en sociologie que j’ai contactés m’ont assuré tout ignorer de ces stages, et sont aussi étonnés que moi. Des collègues de lycée qui ont essayé d’y inscrire leurs élèves, n’ont pas trouvé comment procéder, et ne trouvent personne à contacter. Quant au courrier que j’ai envoyé à l’adresse électronique indiquée, il est resté sans réponse à ce jour…

Alors moi aussi j’ai une mission secrète pour vous : si quelqu’un parvient à avoir un peu plus d’informations que moi sur cette initiative, ses organisateurs, celles et ceux de mes collègues qui y participent, qu’il n’hésite pas à les partager dans les commentaires de ce billet !

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