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I saw what I saw (Grey’s Anatomy, saison 6, épisode 6) : un « grand » épisode d’une « petite » série

par Pierre Mercklé le 13 janvier 2011 · 2 commentaires

dans Cultures

I saw what I saw (Grey's Anatomy, saison 6, épisode 6)Il y a incontestablement eu, au cours des quinze dernières années, de « grandes » séries télévisées, comme il y a de « grands » livres ou de « grands » films. Chacun-e d’entre nous a son panthéon personnel, mais une forme d’accord se fait tout de même sur quelques titres : Miami Vice dans les années 80, X-Files dans les années 90, Six Feet Under et The Sopranos dans les années 2000… Les deux dernières décennies ont du reste été celles d’une progressive légitimation culturelle des séries télévisées. A la moquerie et au mépris suscités du début (le succès populaire de Dallas) à la fin (la multiplication des séries sur les deux nouvelles chaînes française, La 5 et M6) des années 80, ont succédé des formes de reconnaissance qui empruntent leurs modalités aux formes les plus classiques de l’expression du goût : celles d’une « sériephilie » qui se construit à l’image de la cinéphilie, ou du goût littéraire : savante, cultivée, nourrie d’abord de références externes (aux arts plus légitimes), puis de plus en plus, de références internes (aux autres séries) : d’une certaine façon, le personnage de Tony DiNozzo (joué par Michael Weatherly) dans NCIS, qui passe son temps à « référencer » sa représentation du monde dans les symboles les plus emblématiques de la culture populaire américaine, est une sorte de représentation archétypique du « sériephile » contemporain : une chemise hawaïenne n’y est jamais seulement une chemise hawaïenne, c’est aussi une citation de Magnum ; un masque anti-contamination devient aussi un déguisement de Darth Vador. Dans un épisode récent de la saison 7, Guilty Pleasure, DiNozzo trouve même une sorte d’alter ego, et rivalise avec lui dans une sorte de quizz jouissif tout au long de l’épisode : quel est ton film préféré se déroulant à San Francisco ? Quel est le meilleur film dont la fin se déroule dans une usine ? Il y a indéniablement un plaisir coupable à chaque fois donner la réponse avant l’équipier de DiNozzo… Vertigo ! Terminator 2 !

Et puis il y a une autre forme de légitimation, celle qu’ont produite les recherches en sciences sociales sur ces nouveaux objets culturels, inscrites dans la perspective générale des Cultural Studies. En France, ce fut tardif : les recherches sur la télévision y ont été très longtemps, et dans une certaine mesure restent encore aujourd’hui, déconsidérées et marginalisées au sein de la sociologie de la culture, d’abord en raison de la « faiblesse » supposée à la fois de la qualité esthétique de ses productions, des compétences esthétiques de son public, et donc du pacte de réception des images par les téléspectateurs (Passeron, 1991), qui font que la fréquentation des séries américaines n’« appartient pas au répertoire des activités classiquement légitimes. » (Lahire, 2004, pp. 507-508) ; ensuite, parce que la télévision fait peur, après avoir été pourtant, à son origine, considérée comme un vecteur possible de démocratisation culturelle (Pasquier, 2003), comme une opportunité de diffuser largement les « œuvres capitales de l’humanité », pour reprendre la fameuse formule du décret du 24 juillet 1959 fixant les missions du tout nouveau Ministère des Affaires culturelles confié à André Malraux. Mais dans la foulée de quelques pionniers anglo-saxons (Buxton, 1990 ; Ang, 1985), mais aussi français (Chalvon-Demersay, 1999 ; Pasquier, 1999 ; Le Guern, 2002). Pour me prémunir moi-même contre le sentiment d’illégitimité engendré par mon propre goût pour les séries, j’ai même ajouté ma petite pierre à ce frêle édifice sociologique, avec un article, co-écrit avec Thomas Dollé, et consacré aux représentations des cadavres dans les séries télévisées (Mercklé et Dollé, 2009), que vous pouvez lire ici.

Mais il y a, dans le genre, des addictions moins légitimes, moins dicibles, qu’on assouvit en cachette, et qu’on ne peut donc avouer que par provocation : pour moi, les années 80, ce fut aussi Santa Barbara ; les années 90, Beverly Hills ; et depuis quelques années, jouant pour moi un peu le même rôle, Grey’s Anatomy… La série qui raconte, depuis sept ans, les affres sentimentaux des médecins du Seattle Grace Hospital, largement décalquée d’ER (Urgences), n’est probablement pas une « grande » série. Elle n’en reste pas moins capable, comme les « grandes », de jouer le jeu des références pop qui caractérise le genre : ainsi, depuis le début de la saison 6, l’histoire de la fusion de deux services hospitaliers emprunte ses formes aux codes de mise en scène des « réunifications » de l’émission de télé-réalité Survivor (l’émission dont Koh-Lanta est la version française) en confrontant les blouses bleues du Seattle Grace Hospital aux blouses oranges du Mercy West Hospital… Mais elle offre aussi, indéniablement d’autres plaisirs que celui de la révérence cultivée : celui de retrouver chaque semaine des personnages attachants, celui d’y trouver matière à alimenter ses penchants lacrymaux, et aussi celui, parfois, de découvrir un certain nombre de pépites narratives : la saison 5 revisitait ainsi de façon particulièrement audacieuse la figure narrative du fantôme, pourtant classique dans la culture télévisuelle américaine (de Six Feet Under à Lost, en passant par Medium ou Rescue Me…) : pendant plusieurs épisodes, Izzy, en pleine dérive, couchait réellement avec le fantôme de son petit ami mort.

Ce que la critique sériephilique légitime (telle qu’elle s’exerce dans Télérama ou Les Inrockuptibles), qui n’exerce le plus généralement ses talents analytiques qu’à l’échelle d’une série entière, oublie donc de dire, c’est que s’il n’y a pas que des « grandes » séries, il peut en revanche y avoir, dans de « petites » séries comme Grey’s Anatomy, de « grands » épisodes… De ce point de vue, le dernier (épisode 6 de la saison 6) des trois épisodes diffusés par TF1 le mercredi 12 janvier 2011[1] est indéniablement une sorte de chef d’œuvre[2]. Intitulé en anglais I saw what I saw, et en français A qui la faute ?, il s’attache à restituer l’enquête menée par le chef Richard Webber et Jennings, le directeur des ressources humaines, pour déterminer les responsabilités des médecins du service dans le décès d’une patiente. Défilent ainsi, devant les trois enquêteurs improvisés, tous les héros de la série, qui racontent chacun à leur tour leur rôle dans les événements de la veille, selon un dispositif probablement inauguré par Kurosawa avec Rashomon. Les points de vue se succèdent, et s’emboîtent progressivement les uns dans les autres, au fil d’une construction narrative d’une fluidité diabolique.

Les chevilles qui en tiennent ensemble les différentes parts ressemblent un peu à ces très courtes séances muettes en noir et blanc qui ouvrent et ferment les séquences successives des épisodes de NCIS, tout en recourant au même type de chevauchement chronologique que celui qu’avait mis en œuvre Christopher Nolan pour réintroduire un peu d’intelligibilité dans son Memento : chaque séquence reprend le fil du récit quelques instants avant la fin de la séquence précédente, et nous remontre donc la même scène, mais du point de vue d’un protagoniste différent (ces scènes ont très probablement été tournées une seule fois chacune, mais avec autant de caméras différentes que de points de vue).

Le procédé narratif « choral » ainsi mis en œuvre peut ressembler à une citation explicite de celui qui constitue la marque de fabrique de Cold Case, mais le propos qu’il sert est radicalement différent : alors que dans Cold Case, le récit suivant vient en général (et de façon un peu trop mécanique) contredire la version du témoin précédent, ici les récits partiels s’accumulent à un rythme frénétique, mais sans se contredire, pour composer petit à petit un tableau extrêmement complexe, multi-dimensionnel, de la chaîne d’événements qui ont conduit au décès de la patiente. L’impression qui en naît est celle d’un enchevêtrement complexe des responsabilités, dans lequel personne, individuellement ne semble commettre de faute ; mais l’articulation, les unes aux autres, des différentes contributions individuelles au traitement de la patiente, n’en conduit pas moins inéluctablement à sa mort.

La crainte est toujours grande, dans ce type de situations, de voir le bel échafaudage ruiné par une fin ratée, pêchant par excès de mièvrerie ou de mélodrame (comme c’est parfois le cas dans Grey’s Anatomy, la voix off de la narratrice Meredith Grey n’arrangeant généralement pas les choses). Au seuil de la conclusion de l’enquête, ce « grand » épisode a en fait l’ultime élégance de jouer avec cette crainte, pour mieux s’en jouer : alors que nous sommes ainsi amenés à conclure à la dispersion des responsabilités, la faute semble finalement revenir à une nouvelle venue, April, qui, prise dans le maelström des urgences (il y avait ce soir-là plusieurs victimes d’incendie à traiter en même temps), a oublié d’examiner la gorge de la patiente, et est aussitôt renvoyée de l’hôpital. On en conçoit dans un premier temps une sorte de déception et de frustration sourdes (quoi, l’idée que je me suis progressivement forgée pendant tout l’épisode serait illégitime, j’aurais tout inventé ?), mais la dernière scène, qui oppose le chef de service et le chirurgien Derek Sheperd (à la tête d’une fronde depuis la fusion brutale du service avec celui de l’hôpital Mercy West au début de la saison), retourne d’un coup tout le sens de la conclusion :

-Derek: It’s not the doctors, Richard. They’re all good doctors.

-Chief: I know that. Who do you think this was for? For Jennings it was about legal. But this was for me. I needed to know who was finally was responsible. At least I was about to do that. (Derek sighs) Say it, Derek.

-Derek: Maybe it’s not one doctor. Maybe it’s too many doctors who don’t know each other and who don’t trust each other. When I got to that room, it was chaos, because that’s the system now, chaos. That has been the system that has been in place since this merger. Your system. I’m saying you should look again at who’s responsible.

Voilà donc ce que dit finalement ce « grand » épisode de Grey’s Anatomy : la logique libérale qui prévaut désormais dans les services publics, en obligeant par la fusion et la concentration des personnes qui ne se connaissent pas à travailler ensemble, revient à ériger le chaos en système. Au fait, je ne vous ai pas dit ? Depuis deux semaines, mon laboratoire, le Groupe de recherche sur la socialisation (GRS) a été réunifié par le CNRS avec l’autre laboratoire lyonnais, MODYS (dont une partie provenait d’une scission du GRS intervenue il y a une demi-douzaine d’années), au sein d’un grand « Centre Max Weber »… Mais ce Koh-Lanta sociologique lyonnais, c’est une autre histoire, j’y reviendrai plus tard !

En attendant, cet épisode-là de Grey’s Anatomy va probablement rejoindre mon panthéon personnel des grands épisodes, où l’attendent déjà quelques chefs-d’œuvre, parmi lesquels : Grave Danger, le Finale de la saison 5 de CSI (Les Experts) réalisé par Quentin Tarantino ;  Ambush, le Premiere de la saison 4 de ER (Urgences) qui avait été réalisé et diffusé en direct, Three Stories, l’épisode 21 de la saison 1 de House ; ou encore Squeeze et Tooms, les deux épisodes de X-Files (saison 1, épisodes 3 et 20) où apparaît le personnage d’Eugene Victor Tooms.  Et vous, quelles sont vos « grandes » séries ? Et avez-vous encore en tête des épisodes particulièrement réussis, qui vous ont durablement marqué-e-s ?

Liens utiles

Tv.com
http://www.tv.com
Tout sur toutes les séries télévisées !

Internet Movie Database
http://www.imdb.com
Tout sur tous les films du monde entier !

Lucarne, le blog sériephage
http://fenestrula.free.fr/lucarne

Références bibliographiques

Ang Ien (1985), Watching « Dallas ». Soap operas and the Melodramatic Imagination, London, Methuen

Buxton David (1990), From the Avengers to Miami Vice : Form and Ideology in Television Series, Manchester University Press, 170 p.

Chalvon-Demersay Sabine (1999), « La confusion des conditions : une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, pp. 235-285.

Lahire Bernard (2004), La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui / laboratoire des sciences sociales », 778 p.

Le Guern Philippe (dir.) (2002), Les cultes médiatiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes

Mercklé Pierre et Dollé Thomas (2009), « Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction télévisée contemporaine », Raison Publique, n° 11, octobre, pp. 229-246. Disponible en ligne : http://socio.ens-lyon.fr/merckle/merckle_textes_2009_raison_publique.pdf

Pasquier Dominique (1999), La culture des sentiments : l’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme

Pasquier Dominique (2003), « La télévision : mauvais objet de la sociologie de la culture ? » colloque « Supports, dispositifs et discours médiatiques à l’heure de l’internationalisation », CIFSIC, Université de Bucarest, Roumanie, 28 juin – 3 juillet 2003. Disponible en ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/action/open_file.php?url=http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/06/22/48/PDF/sic_00000637.pdf&docid=62248

Passeron Jean-Claude (1991), « L’usage faible des images, enquêtes sur la réception de la peinture », in Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, pp. 257-289


[1] Vous pouvez revoir cet épisode pendant sept jours, donc justqu’au 19 janvier 2011, sur le site de TF1 : http://videos.tf1.fr/greys-anatomy/saison-6/episode-6-saison-6-a-qui-la-faute-6200183.html. Ensuite, il vous faudra acheter le coffret DVD de la saison, ou le télécharger ou le regarder en streaming quelque part…

[2] Cet épisode remarquable a été chroniqué sur le très bon blog Lucarne, consacré aux séries télévisées : http://fenestrula.free.fr/lucarne/?p=559

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